Le bouddhisme tibétain, « l’écrin protégeant les trois joyaux du bouddhisme »
par Elisabeth Martens, le 19 mars 2009
Le bouddhisme est divisé en trois branches principales : Hynayana (ou Theravada), Mahayana, et Vajrayana ; respectivement : Petit Véhicule (ou Tradition des Anciens), Grand Véhicule et Véhicule du Diamant (ou tantrisme). Le terme « Véhicule » fait référence au « moyen de transport » (ou méthodes) utilisées par les fidèles pour passer de la rive de l’impermanence (notre vie de tous les jours) vers la rive de la Permanence (ou nirvana, et proche parente de l’Eternité chrétienne).
Les bouddhologues s’accordent en général pour dire que le Petit Véhicule est la branche qui s’est la moins éloignée de l’enseignement originel du Bouddha (qui vécut au 6ème AC). Le Canon du Petit Véhicule a été rédigé au 3ème AC, sur base des enseignements oraux et écrits des disciples du Bouddha.
A cette époque, le roi Açoka, converti au bouddhisme après avoir conquis une grande partie de la péninsule indienne, a soutenu activement la première expansion importante du bouddhisme et l’a fait sortir des frontières indiennes. Actuellement, ce sont surtout les pays du sud-est de l’Asie qui pratiquent le Petit Véhicule : Srilanka, Birmanie, Thaïlande, Vietnam, Laos, etc.
Au 1er siècle AC, l’enseignement du Bouddha connut un séisme important, ceci en entrant en contact avec les populations du Nord-ouest de l’Inde (empire gréco-bactrianne), puis en pénétrant en Chine (vers le 1er PC). Insécurisées par des divisions et des guerres incessantes, elles avaient besoin d’une « assurance sur-vie », d’un au-delà pas trop difficile à atteindre.
Le bouddhisme, protégé et divulgué par rois et princes convertis, s’est adapté à la demande populaire et a facilité l’accès au nirvana, d’où le terme de « Grand » véhicule (le nirvana devient accessible à un « grand » nombre de fidèles).
Entre autres, la nouvelle école du Grand Véhicule introduit des boddhisattvas dans son système de croyance. Ce sont des êtres exceptionnels qui pourraient entrer en nirvana, mais ils y renoncent par compassion pour leurs congénères humains qui sont un peu moins loin qu’eux sur le chemin vers l’illumination (d’où le leitmotiv de la « grande compassion » dans le GV).
Les boddhisattvas leur donnent un coup de pouce en leur transférant une partie de leur « bon karma » (bonnes actions accumulées au cours d’une vie), ce qui leur permet de renaître en une forme de vie plus souhaitable que la précédente, ou d’entrer directement en nirvana.
On voit apparaître ici des croyances, qui vont se figer en dogmes, étrangères à l’enseignement du bouddha : croyance en des êtres supérieurs qui, peu à peu, vont être divinisés et ouvriront les portes à l’épanouissement d’un panthéon mahayaniste particulièrement foisonnant. De plus, avec les boddhisattvas, on voit réapparaître des croyances que le bouddha avait volontairement balayées de son enseignement, et qui appartiennent au système hindouiste : réincarnation et rétribution karmique.
Dès lors, le bouddhisme, dans sa forme de Grand Véhicule, confirme les fonctions sociales qu’ont prises toutes les grandes religions, fonction de stabiliser une population insécurisée et, par là, fonction de soumission à un pouvoir clérical qui, souvent, va de pair avec un pouvoir politique.
En Inde, le bouddhisme va être rattrapé par l’hindouisme dès la moitié du premier millénaire. Persécutés et exterminés, les moines et fidèles bouddhistes fuient la péninsule. Le Petit Véhicule fleurit en Asie du Sud-est et le Grand Véhicule se fait de plus en plus entendre en Chine septentrionale, bientôt au Japon, en Corée, etc. Dans sa région d’origine, le nord-est de l’Inde, la troisième branche importante du bouddhisme naît vers le 5ème PC.
Le tantrisme, ou Véhicule du Diamant, est parfois considéré comme une école du Grand Véhicule, puisqu’il émane de lui, mais il s’agit d’une école un peu spéciale du GV puisqu’elle a intégré des croyances hindouistes, et plus particulièrement des croyances venant du shivaïsme (école hindouiste). Entre autres, Shakti, la parèdre de Shiva (le dieu de la destruction nécessaire à la renaissance), va donner au tantrisme une coloration sexuelle. En effet, les parèdres (facettes féminines des divinités) vont être intégrées au tantrisme comme éléments indispensables pour atteindre l’illumination « express », c’est-à-dire par accouplement et « orgasme tantrique ».
Sexualité et cycles de destruction-et-renaissance se retrouvent au cœur du bouddhisme tantrique. Le « Vajra » (lu dans « vajra-yana ») signifie aussi bien le « diamant », que la « foudre », que le « pénis » : du pur et dur, du fulgurant et du pénétrant ! Vers le 6ème PC, plusieurs grands centres d’études tantriques voient le jour dans le nord-est de l’Inde. Les invasions musulmanes qui sévissent dans la région à partir du 9ème siècle PC, menacent tant l’hindouisme que le bouddhisme.
Les maîtres tantriques décident de quitter le pays, or ils ne peuvent pas se diriger vers le sud de la péninsule puisque le bouddhisme y a été éradiqué. Ils se dirigent alors tout droit vers le nord et traversent la chaîne de l’Himalaya. Ils se retrouvent ainsi sur le Haut Plateau tibétain qui, depuis la chute de la dynastie Tubo (9ème PC), était complètement délaissé et dévasté … Les Tubo avaient pourtant fait la gloire du Tibet pendant deux siècles (du 7ème au 9ème : grandes conquêtes tibétaines) !
Nous approchons ainsi de l’origine du bouddhisme tibétain. Mais il nous faut encore faire un petit détour historique : le bouddhisme du GV est entré en Chine vers le 1er PC. Comme cela se passait ailleurs, il n’a fait parler de lui qu’à partir du moment où il a conquis l’élite. En Chine, il y eut beaucoup de réticences culturelles à l’expansion du bouddhisme (entre autres, en raison du célibat des moines, très mal perçu, tant par les lettrés que par les paysans).
C’est sans doute grâce à la longue division de l’empire chinois que le bouddhisme a finalement été accepté. Même plus qu’accepté, il a connu une formidable expansion pendant la dynastie des Tang (7ème-9ème PC). Or, c’est l’époque où la dynastie Tubo entre en contact avec la Chine impériale et se met même en tête de conquérir son puissant voisin. En guise d’apaisement, l’empereur chinois des Tang offre au turbulent roi tibétain sa propre fille en mariage. Elle ira s’installer à Lhassa, accompagnée et protégée par une délégation bouddhiste.
Cela se passe au 7ème PC. Mais le Tibet encore imprégné de culture Bön (religion autochtone avant l’arrivée du bouddhisme) n’est pas prêt à la conversion. Pourtant les rois Tubo voient dans cette nouvelle religion un atout pour asseoir leur pouvoir sur tout le Haut plateau : le bouddhisme offre une organisation et une hiérarchie que le Bön n’apportait pas au Tibet.
Aussi, la cour tibétaine invite un maître tantrique indien, Padmasambhava, à venir enseigner sa foi. Padmasambhava est, encore aujourd’hui, considéré comme le père du bouddhisme tibétain. Pourtant, même lui n’a pas réussi à implanter le bouddhisme au Tibet. Il a fallu la chute des Tubo et la désorganisation sociale et politique sur le Haut Plateau qui en a suivi, concomitants à l’invasion musulmane du nord de l’Inde et la fuite vers le Tibet des maîtres tantriques indiens, pour que finalement le bouddhisme s’implante au Tibet.
Les maîtres tantriques, en même temps qu’ils ont apporté leurs textes sacrés et leurs méthodes d’illumination, ont aussi apporté une organisation dont le Tibet tira profit. Mais le système bien structuré du clergé bouddhiste allait servir de canevas social pendant tout un millénaire, en faisant peser ses trois pouvoirs : pouvoir moral (ou religieux), économique (puisque le clergé possédait une grande partie des terres) et politique (en joint-venture avec la noblesse tibétaine).
C’est ainsi que plus de 90% de la population tibétaine est resté coincée dans un système de servage jusqu’à la moitié du 20ème siècle, un système particulièrement cruel duquel il n’y a avait pas moyen de sortir… au risque d’hériter d’un karma tellement lourd qu’il devrait se payer sur plusieurs générations à venir !
On peut donc dire que le bouddhisme tibétain est né de l’adaptation du tantrisme indien aux nécessités sociales du Tibet (installation d’une structure sociale avec régime de servage), ainsi que d’une intégration partielle des croyances locales. On retrouve dans le BT beaucoup de gestes cultuels, de dieux et de rituels de la religion Bön.
Par ailleurs, on ne peut pas oublier que le BT est considéré par les bouddhistes comme « l’écrin qui protège les trois joyaux », c’est-à-dire que lorsque le tantrisme a été se réfugier au Tibet, fuyant les musulmans, il transportait dans ses bagages les trois Véhicules, le Petit, le Grand et l’Adamantin. Dès lors, le bouddhisme tibétain, bien que considéré par les bouddhologues comme la branche qui s’est la plus éloignée de l’enseignement originel du Bouddha, est devenu le représentant des trois grandes lignées traditionnelles du bouddhisme.
Devenir le représentant privilégié d’un enseignement de tolérance et de pacifisme est un bien étrange retournement de situation pour ce clergé tibétain qui a pratiqué son triple pouvoir sur les populations tibétaines avec tant de cruauté pendant un long millénaire !