Tibet : les enjeux d’un conflit
par André Lacroix, le 3 octobre 2013 (revu le 26 septembre 2017)
Ci-dessous, quelques réflexions sur « Tibet : les enjeux d’un conflit », reportage de SHI Ming et Thomas WEIDENBACH, diffusé sur ARTE le 24 et le 26 septembre 2013 (voir références en fin d'article). Ce qui est probablement le plus original dans ce reportage, c’est le regard porté sur la « question tibétaine » par trois Chinois, l’écrivain Wang Lixiong, l’historienne Li Jianglin et l’ingénieur Wang Weiluo, qui tous trois se démarquent de la ligne officielle définie à Pékin.
Les propos de Wang Lixiong sont intéressants dans la mesure où, ayant notamment épousé une Tibétaine, il possède sur la réalité du Tibet bien plus d’informations que l’immense majorité des Chinois hors Tibet. Le témoignage de Li Jianglin est aussi à prendre en considération d’autant plus que ses remarques sont parfois illustrées par des films inédits. Quant aux craintes exprimées par Wang Weiluo sur les conséquences dramatiques qui découleraient d’un tremblement de terre affectant un barrage, elles sont évidemment à prendre très au sérieux.
À ce propos précisément, il aurait sans doute été utile de faire remarquer que les Chinois n’ont pas le monopole d’une sous-évaluation des risques sismiques : la ville de San Francisco ne cesse de s’agrandir alors qu’elle est située sur une important faille sismique ; des centaines de millions d’hommes de par le monde, vivant dans des villes côtières, sont à la merci d’un tsunami provoqué par un tremblement de terre souterrain, comme celui qui a ravagé les rives de l’Océan Indien le 26 décembre 2004 ; quant au tsunami du 11 mars 2011, il n’a pas seulement provoqué la mort de près de vingt mille Japonais, mais il a aussi détruit la centrale nucléaire de Fukushima, entraînant de graves conséquences qui vont se faire sentir pendant très longtemps. De manière générale, on peut dire que les hommes résistent rarement à la tentation de jouer les apprentis sorciers : rien que dans le domaine nucléaire, avant Fukushima, il y a eu Tchernobyl (en 1996) et Three Mile Island (en 1979), sans oublier les graves incidents de Rulison et de Semipalatinsk ; tout récemment The Guardian a révélé que, le 23 janvier 1961, une bombe atomique américaine a failli rayer de la carte la Caroline du Nord à la suite d’une panne survenue dans un bombardier B-52G. Qu’on pense aussi aux catastrophes chimiques : Seveso (1976), Bhopal (1984), Toulouse (2001), etc. Quant à l’exploitation sauvage de ressources minières ou fossiles, elle a déjà, sur tous les continents et pendant des siècles, provoqué la mort d’innombrables millions d’êtres humains…
Il est bon qu’une chaîne de télévision européenne porte un regard critique sur certains aspects de l’industrialisation rapide (trop rapide ?) de la Chine, mais… supposons un instant qu’une chaîne chinoise vienne enquêter, par exemple, sur les conséquences ‒ désastreuses pour l’environnement ‒ de l’utilisation des sables bitumineux au Canada ou de l’extraction du gaz de schiste aux États-Unis : cela ne provoquerait-il pas l’ire indignée de l’opinion occidentale ?
Étonnante aussi, pour ne pas dire plus, la relation de ce que le reportage appelle les « incidents de 2008 » où l’on ne mentionne que la répression en omettant de parler des émeutes violentes qui l’ont précédée. Or, que s’est-il passé à Lhassa le 14 mars 2008 à quelques mois des Jeux olympiques de Pékin ? Selon les témoignages concordants des étrangers présents sur place, des bandes de Tibétains ont saccagé et incendié de nombreux édifices privés et publics ; selon les sources, il y a eu de 19 à 22 morts, tous Chinois Han ou Hui, qui ont été battus, brûlés vifs, déchiquetés ou lapidés, et des centaines de blessés. (1) Ces crimes ‒ à caractère raciste ‒ ont évidemment provoqué la répression des autorités : imagine-t-on, par exemple, que si des Français du continent étaient massacrés en Corse, Paris resterait les bras croisés ? Que la répression des tueries de Lhassa ait été trop lourde, c’est très probablement vrai : c’est aussi le reproche qui a été fait à George Bush père à la suite des émeutes de Los Angeles de 1992 ; mais comment qualifierions-nous un reportage sur les « incidents » de Los Angeles qui se braquerait uniquement sur la répression en omettant de nous montrer les scènes de pillage ? Ne serions-nous pas fondés à le trouver tendancieux ? Pourquoi les médias occidentaux ont-ils tendance à adopter des standards différends quand il s’agit du Tibet ?
Pour en revenir au problème de l’eau, il est sûr que cela constitue un enjeu économique fondamental ‒ que l’accroissement démographique et le réchauffement climatique rendent chaque jour plus important, partout dans le monde. Et comme les besoins d’approvisionnement en eau se conjuguent aux besoins d’approvisionnement en énergie, cela rend inévitable la construction de barrages : c’est vrai en Asie, ce l’est aussi en Amérique du Nord et du Sud, en Europe, en Afrique et en Australie. Or, par définition, les barrages détruisent des écosystèmes en noyant des vallées et, quand celles-ci sont habitées, provoquent le déplacement de populations. Dans bien des cas, c’est un mal hélas nécessaire, sans commune mesure toutefois avec les dizaines, voire les centaines, de millions d’ « exils climatiques » qui vont immanquablement se produire du fait du réchauffement de la planète. Évidemment, on peut toujours discuter du nombre des barrages, de leur taille, de leur implantation. Ces discussions ‒ et ces contestations ‒ ont heureusement lieu partout et en Chine également : on peut regretter que le reportage d’Arte ne mentionne pas, par exemple, que le projet de construction de barrages sur la Salouen est actuellement gelé par l’action d’opposants locaux. (2) Le reportage d’Arte s’offusque également du projet consistant à dériver une partie de l’eau du Haut Plateau vers la région de Pékin qui en manque cruellement ; remarquons ici aussi qu’il ne s’agit pas d’un monopole chinois : il suffit de songer au projet d’acheminer vers la grande ville de Barcelone une partie de l’eau de l’Èbre et même du Rhône !
Mais ce qui semble fâcher MM. Shi et Weidenbach, c’est qu’il s’agit d’une eau tibétaine qui irait abreuver des Chinois Han, comme si ‒ c’est une thèse largement admise en Occident ‒ le Tibet ne faisait pas partie de la Chine. Bien sûr, l’histoire n’est pas une science exacte, mais il paraît tout de même pour le moins contestable de partir du postulat selon lequel Mao aurait annexé un pays indépendant, alors qu’on peut tout aussi bien (et même mieux) soutenir que la Chine n’a fait que récupérer, en 1950, une de ses provinces séculaires. (3) Pour cette question fondamentale, il n’est pas interdit de se fier aux analyses d’historiens sérieux, surtout anglo-saxons (comme les Américains Melvyn Goldstein, Tom Grunfeld, Barry Sautman, Michael Parenti ou l’Anglais Patrick French), plutôt qu’à l’avis de l’acteur hollywoodien Richard Gere : quand on sait que l’ICT (International Campaign for Tibet) que préside ce dernier est largement financée par des fonds privés et publics américains et qu’il n’hésite pas à déclarer qu’il veut contribuer au renversement du Parti communiste chinois, on peut se poser des questions sur la valeur de ses allégations. Autre « autorité » invoquée dans le reportage : le curieux « Nobel de la Paix » Liu Xiaobo (décédé le 13 juillet 2017) qui s’est illustré non seulement par son négationnisme des infamies imposées au peuple chinois par le colonialisme occidental, mais aussi par sa célébration de l’invasion de l’Irak par George W. Bush.
Une fois admis le dogme de l’indépendance du Tibet (qu’aucun pays, d’ailleurs n’a jamais reconnue), il va de soi que le développement économique du Tibet ne peut être jugé que comme de l’exploitation coloniale ; c’est aussi l’accusation jadis formulée par les nationalistes corses à propos de l’exploitation minière sur « leur » sol ou aujourd’hui par les nationalistes écossais à propos de l’extraction du pétrole dans « leurs » eaux territoriales. Il suffit toutefois de se rendre au Tibet pour constater que les progrès économiques profitent aussi aux populations locales et que les accusations de colonialisme, voire de « génocide culturel » relèvent de l’intoxication, orchestrée de main de maître par le dalaï-lama. (4)
Restent les enjeux internationaux de la gestion des fleuves prenant leur source sur le plateau du Tibet et se dirigeant vers d’autres pays. Remarquons d’abord que les tensions internationales liées à l’eau ne se limitent pas à l’Asie du Sud Est. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une exclusivité chinoise : l’Égypte, par exemple, est très inquiète d’un projet de barrage sur le Nil auquel songe le gouvernement éthiopien ; les Israéliens, quant à eux, veillent jalousement à rester maîtres du Jourdain, ce qui est loin de résoudre le différend avec la Syrie (occupation du Plateau du Golan) et d’apaiser les relations avec les Palestiniens. On pourrait multiplier les exemples de par le monde, mais, bien sûr, vu le nombre gigantesque d’habitants ‒ en Inde, au Myanmar, au Laos, au Cambodge, en Thaïlande et au Vietnam ‒ concernés par la gestion des fleuves issus du Tibet, le problème se pose là-bas avec une acuité toute particulière. On peut comprendre que la Chine, dont les besoins sont énormes, entende garder la maîtrise de ce colossal château d’eau, le « troisième pôle » comme on a appelé l’ensemble des glaciers tibétains. Mais on comprend aussi que les pays situés en aval n’entendent pas se laisser faire et exigent une concertation régionale. Jusqu’à ce jour, il est vrai, la Chine s’est plutôt fait tirer l’oreille, mais les esprits sont en train de changer. C’est ainsi par exemple que l’Inde et la Chine se sont mises d’accord pour partager l’information sur le débit de la rivière Sutlej et gérer conjointement les inondations du Brahmapoutre et de ses tributaires lors de la saison des pluies. On peut espérer que ce premier pas dans la bonne direction sera suivi de beaucoup d’autres, spécialement entre les deux géants que sont l’Inde et la Chine. Il est bon de rappeler ici que la guerre sino-indienne de 1962 a laissé des traces profondes : un territoire, deux fois plus grand que la Suisse, situé au sud du Tibet fait toujours l’objet de discussions entre les deux pays ; il est actuellement géré par l’Inde qui en a fait l’Arunachal Pradesh. À ce propos précisément, on ne peut pas dire que le dalaï-lama, en soutenant publiquement le point de vue indien et en irritant ainsi la Chine (5), ait contribué à créer un bon climat diplomatique, condition sine qua non d’une nécessaire entente régionale, d’autant plus que cette déclaration a été faite à Tokyo, la capitale d’un pays qui n’a pas laissé que de bons souvenirs aux Chinois…
Mme Li Jianglin reconnaît avoir été influencée par le discours du dalaï-lama en 1999 au Central Park. Elle est très loin d’être la seule personne à avoir cédé au charme de cette personnalité éminemment charismatique, au risque de perdre une bonne part de son sens critique. (6)
Un sens critique qui a souvent tendance à s’émousser dès qu’il s’agit du Tibet, car, dans l’inconscient collectif, la question tibétaine se réduit généralement à un affrontement manichéen entre des bons (les exilés tibétains) et des méchants (les Chinois).
Il n’est toutefois nullement question de verser dans l’excès inverse et d’approuver tout ce que fait la Chine : elle n’est pas exempte de reproches, tant pour sa politique intérieure où elle doit faire face à des défis gigantesques que pour sa politique étrangère où, comme tous les États au monde, il lui arrive de pratiquer la realpolitik. (7) Mais de là à la charger de tous les maux, il y a un pas qu’on devrait éviter de franchir.
Notes
- Voir notamment Peter Franssen, 5 questions à propos du soulèvement au Tibet et Élisabeth Martens, Le « soulèvement » en mars 2008 : de l’intérieur ou de l’extérieur ?
- Voir le mémoire de master de Jean-Pierre Masson, L’aménagement contesté de la Salouen au Yunnan, publié à Paris en 2008 sous la direction d’Élisabeth Allès par l’École des Hautes Études en Sciences sociales).
- Voir notamment mon article Pas si simple la question tibétaine, point 6
- Ibid, point 1
- AFP, 31/10/09 et ANI (Agence de presse indienne), 08/11/09.
- À recommander, la lecture d’un petit livre bien écrit : Pas si zen. La face cachée du dalaï-lama par Maxime VIVAS, éd. Max Milo, 2011.
- Cf. La Chine en ce début du 21e siècle .