La Chine dans le collimateur du « soft power » américain: 1ère partie : Les « bons » et les mauvais espions
par Albert Ettinger, le 26 janvier 2020
Notre époque est caractérisée par l’importance croissante des pays d’Asie dans l’économie mondiale et tout particulièrement par le retour spectaculaire de la Chine, devenue première puissance économique mondiale (1), sur la scène internationale. Cette évolution ne plait pas à tout le monde, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’un déclin marqué des principales puissances occidentales. Celles-ci, États-Unis en tête, réagissent avec des mesures qui visent à freiner coûte que coûte l’essor chinois, en essayant d’affaiblir l’économie du pays, de ternir sa réputation, de l’isoler, de le déstabiliser ou, mieux encore, de le dépecer (2). Ces mesures touchent tous les domaines : politique, économique, militaire, idéologique et culturel.
Les nouvelles technologies de surveillance
Depuis longtemps, on reproche à la Chine de ne pas partager la conception (la rhétorique ?) occidentale (anglo-saxonne ?) des « droits de l’homme ». On lui reproche de limiter les droits politiques de ses citoyens dans le but (pourtant prioritaire au vu de son histoire, de sa culture et de sa situation géopolitique) de garantir la « stabilité » et « l’harmonie » de la société chinoise, la sécurité de ses citoyens ainsi que l’intégrité de son État laïque et multiethnique.
On l’accuse d’avoir développé un État répressif orwellien, avec ses systèmes de surveillance de l’espace public, de « crédit social » et de reconnaissance faciale. Mais on oublie de dire que ces nouvelles technologies, qui peuvent être mises, comme toute forme de progrès scientifique ou technique d’ailleurs, au service du bien comme du mal, sont désormais employées par tous les pays du monde. Ainsi, la ville de Londres, pourtant capitale du berceau du libéralisme, a installé quelque 420 000 caméras de surveillance.
On en est venu à diaboliser la Chine, allant jusqu’à la caricaturer comme l’ennemi principal des droits humains, de la liberté, de la souveraineté et du progrès économique des autres nations.
Restons quand même sérieux ! La puissance hégémonique qui manipule, surveille, espionne, rudoie, brime et terrorise le reste du monde, à force de corruption, de chantage, de menaces, de lois extraterritoriales (3), de sanctions dévastatrices, d’embargos, de coups d’État, de meurtres ciblés (« targeted killings ») et d’interminables guerres d’agression, en violation flagrante du droit international et de la Charte des Nations unies, ce n’est pas la Chine !
Le « danger » Huawei et les « lobbyistes » chinois
Récemment, le 18 janvier 2020, on a pu lire ce gros titre dans Le Monde : « Allemagne : un ancien diplomate européen soupçonné d’espionnage au profit de Pékin ». L’article qui suit raconte qu’outre-Rhin, « trois personnes sont visées par la justice, en pleine polémique liée à l’opérateur chinois Huawei. » (4)
Le site France-Tibet, féru de n’importe quelle nouvelle susceptible de nuire à la Chine, reproduit immédiatement l’article qui donne les détails suivants :
« La police a perquisitionné des maisons et des bureaux à Bruxelles et en Allemagne dans le cadre d’une enquête concernant trois personnes suspectées d’espionnage pour la Chine, ont déclaré les procureurs mercredi. Selon le magazine Der Spiegel, qui a relayé l’information, l’un des suspects serait un ressortissant allemand ayant occupé jusqu’en 2017 des fonctions diplomatiques importantes au sein de l’Union européenne. »
L’article rappelle encore que cette « affaire intervient dans un contexte d’inquiétude croissante en Europe et plus généralement en Occident, face à la montée en puissance des activités d’espionnage de la Chine, qui entend ainsi étendre son influence politique mondiale. » (5)
Le contexte, c’est en effet la pression et le chantage qu’exercent les Américains pour que l’Allemagne, comme d’autres États « alliés », exclue Huawei, ce géant technologique chinois, de l’installation du réseau 5G. D’ailleurs, parallèlement les États-Unis usent de tous les moyens de pression et de chantage pour saboter le pipeline Nordstream2 destiné à approvisionner l’Allemagne en gaz naturel russe sans devoir passer par l’Ukraine. Oncle Sam désire vendre son propre gaz liquéfié à l’Europe, plus cher que le gaz russe, produit par la méthode extrêmement polluante du « fracking » et acheminé par voie maritime…
Mais revenons à l’affaire « d’espionnage au profit de Pékin » relaté par Le Monde et le site France-Tibet. Le même jour, donc le 18/01, le plus grand quotidien allemand, sous le titre «Demande de mandat d'arrêt retirée » (6), se pose déjà la question : « Le thriller sur les lobbyistes allemands se transforme-t-il en un conte de fées chinois ? » Et il cite l’avocat Peter Gauweiler, un ancien responsable politique du parti chrétien-social CSU qui déclare au sujet du principal suspect : « Cette prétendue activité d'agent secret est un ‘canard de Pékin’. Le ministère public fédéral a retiré la demande de mandat d'arrêt déjà déposée auprès du juge d'instruction de la Cour suprême fédérale (BGH). »
Un espionnage US universel …
Sans aucun doute la Chine, comme tous les États du monde, dispose d’un service de renseignement qui, comme tous les autres, se livre à des activités d’espionnage qui sont par définition illégales. Mais dans ce cas, en particulier dans le contexte des pressions et des machinations américaines visant à écarter Huawei du marché européen, on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer face au cynisme et à l’impudence de la campagne atlantiste contre le « danger » venant en premier lieu d’espions (ou de lobbyistes !) de Pékin.
La farce qu’on nous joue ici est particulièrement grotesque, car le seul service secret dont on sait qu’il a « réussi à insérer des ‘implants’ dans les serveurs de différents constructeurs » de smartphones, c’est la National Security Agency américaine.
C’est ce qu’on peut lire même sur la Wikipédia française qui indique que la NSA, à l’aide « des outils dénommés Feed through, Gourmet through et Jet plow », a espionné les serveurs, entre autres, de Cisco, de Dell et de … Huawei. (7)
L’article de Wikipédia donne quelques autres informations qui permettent de deviner l’ampleur du système de surveillance et d’espionnage des États-Unis. La NSA dispose depuis 2009, dans l’Utah, d’ « un centre d'interception des communications » et de « traitement de données dont le coût final est estimé à 1,6 milliard de dollars. » C’est probablement « le plus important » du monde. Le budget de la NSA « prévu pour 2012 était de 10,2 milliards de dollars américains, sur un programme de renseignement national s'élevant à 53 milliards. Ce budget ne comprend pas celui des services cryptologiques des armées, de programmes communs CIA-NSA, et de possibles programmes de renseignement militaire. »
En 2013, Edward Snowden révèle les opérations de surveillance électronique et de collecte de métadonnées menées à grande échelle par la NSA sur le réseau Internet. « La surveillance de citoyens américains », illégale selon le droit américain (qui ne connait pas les mêmes restrictions quant aux étrangers), est « jugée orwellienne par un juge de Washington. »
… et intégral
La NSA collabore avec d’autres pays anglo-saxons dans le cadre du système d'espionnage des communications Echelon. Il s’agit d’un « vaste réseau qui couvre aujourd’hui la Terre entière », donc d’un « réseau global, appuyé par des satellites artificiels, de vastes bases d’écoutes situées aux États-Unis, au Canada (à Leitrim), au Royaume-Uni (à Morwenstow (en)), en Australie (à Pine Gap) et en Nouvelle-Zélande (à Waihopai), des petites stations d'interception dans les ambassades, et le sous-marin USS Jimmy Carter (SSN-23) de la classe Seawolf, entré en service en 2005 pour écouter les câbles sous-marins de télécommunications. »
Rien que la base du Yorkshire au Royaume-Uni, la plus grosse hors des USA, occupe 2 000 personnes, dont 1 500 Américains. (8)
Wikipédia indique que depuis « février 2013, à l'aide du programme baptisé QuantumInsert, la NSA a réussi à pénétrer dans le réseau informatique gérant le câble sous-marin SEA-ME-WE 4 qui achemine les communications téléphoniques et internet depuis Marseille vers l'Afrique du Nord, les pays du Golfe et l'Asie. Le 16 janvier 2014, la société Orange, qui est une des 16 entreprises gérant ce réseau, annonce qu'elle portera plainte contre X pour des faits ‘d’accès et maintien frauduleux dans un système de traitement automatisé de données.’ Belgacom, un opérateur belge de téléphonie, a également été massivement piraté, ainsi que l'ordinateur de son consultant en cryptographie », Jean-Jacques Quisquater, professeur à l’Université de Louvain (UCL).
La NSA a été accusée d’espionner « les flots de données chez des opérateurs mondiaux comme Google ou Yahoo. » (9)
La NSA s’occupe aussi bien d’espionnage politique que d’espionnage industriel, et ses cibles ne se limitent nullement aux « terroristes » et aux pays considérés comme des ennemis par l’empire US comme l’Iran, la Russie ou la Chine.
Avec de tels « amis », l’Europe n’a plus besoin d’ennemis
Ainsi, des documents internes de la NSA divulgués par Wikileaks prouvent que « la NSA a espionné entre 2006 et 2012 les conversations des présidents français Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ainsi que de certains membres du gouvernement et conseillers » ; on sait également qu’elle a mis sur écoute le portable de la chancelière Merkel.
Après la (première) Guerre froide, l'espionnage « économique exercé par les États-Unis à l'aide du réseau Echelon » a pris « une dimension massive et industrielle » et a fait de « la NSA le bras armé des États-Unis dans la guerre économique. » Ainsi, un rapport de Duncan Campbell pour le Parlement européen l’a accusée de s'occuper « d'espionnage industriel » contre l’Union européenne et en particulier d’avoir « fait échouer deux contrats Airbus ».
Au Japon, autre « allié » de taille des USA, la NSA a « espionné de hauts responsables du gouvernement » et d'entreprises japonaises « telles que Mitsubishi, ainsi que le gouverneur de la banque centrale Haruhiko Kuroda. »
L'information ainsi obtenue est disséminée à des firmes clés par un « Office of Executive Support » opérant au sein même du département du Commerce des États-Unis.
Concernant la France, une note secrète indique comme objectif de la NSA en matière d'espionnage économique, de recueillir « toutes les informations pertinentes sur : les pratiques commerciales françaises, les relations entre le gouvernement français et les institutions financières internationales, l’approche des questions liées au G8 et au G20, les grands contrats étrangers impliquant la France. »
Wikipédia indique qu’en France, « les secteurs stratégiques suivants sont visés par la NSA » : technologies de l’information et des télécommunications ; énergie électrique, gaz naturel, pétrole, nucléaire, énergies renouvelables ; infrastructures et technologies des systèmes de transport, y compris les ports, aéroports, trains à grande vitesse et métro ; technologies de l'environnement à usage domestique ou destinées à l'export ; infrastructures, services et technologies de santé et de soins, y compris les progrès des biotechnologies. « Toutes les informations recueillies sont destinées à être ensuite partagées avec les principales administrations américaines : la CIA, le département de la Sécurité intérieure, le département du Commerce, le département de l’Énergie, l'agence du renseignement de la Défense, la Réserve fédérale, le Département du Trésor et le Commandement des forces américaines en Europe. »
Sous le couvert de la « guerre contre le terrorisme », la NSA « recueillerait quotidiennement quelque 55 000 photos d'individus afin de constituer une gigantesque base de données et d'affiner un logiciel de reconnaissance faciale permettant de reconnaître et d'identifier avec un certain degré de précision le visage de n'importe quel individu sur des photos ou des vidéos. »
On le voit bien : nos « amis » américains pratiquent l’espionnage et la surveillance à l’échelle planétaire. Pour cela, ils utilisent tous les moyens modernes, y compris les technologies de reconnaissance faciale.
Mais nos grands médias , quand il s’agit de faire campagne contre la Chine, comptent sur la mémoire courte de leurs consommateurs et préfèrent reléguer aux oubliettes toutes les informations, pourtant cruciales et absolument scandaleuses, sur l’espionnage américain qu’ils ont jadis publiées eux-mêmes. C’est qu’ils font partie d’un vaste réseau au service du soft power américain, tout comme les nombreuses ONG d’ailleurs, qui mettent au pilori les « régimes » pris pour cible par Washington. Ce sera le sujet d’un prochain article.
Notes :
1) https://www.fondsfmoq.com/la-chine-premiere-puissance-economique-mondiale-2/ et https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2015-3-page-32.htm#
2) Les stratèges américains savent parfaitement que, la Chine étant un pays multiethnique, une « des problématiques qui […] pourraient sérieusement compromettre les accomplissements économiques de ces trois dernières décennies » est la « question des minorités ». (Voir : « La Chine, première puissance économique mondiale : et maintenant ? » de Barthélemy Courmont. Dans Revue internationale et stratégique 2015/3 (N° 99), pages 32 à 40, et https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2015-3-page-32.htm#)
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Extraterritorialit%C3%A9_du_droit_am%C3%A9ricain#Condamnations_d'entreprises_en_vertu_du_principe_d'extraterritorialit%C3%A9_du_droit_am%C3%A9ricain
4) https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/18/allemagne-un-ancien-diplomate-europeen-soupconne-d-espionnage-au-profit-de-pekin_6026418_3210.html
5) http://www.tibet.fr/actualites/berlin-bruxelles-huawei-fait-des-vagues-perquisitions-apres-des-soupcons-despionnage-chinois/
6) https://www.bild.de/politik/inland/politik-inland/spionage-affaere-um-deutschen-ex-diplomaten-antrag-auf-haftbefehl-zurueckgezogen-67404506.bild.html
7) https://fr.wikipedia.org/wiki/National_Security_Agency
8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Echelon
9) https://fr.wikipedia.org/wiki/National_Security_Agency#Infiltration_du_r%C3%A9seau_Internet,_des_ordinateurs_et_des_t%C3%A9l%C3%A9phones_mobiles