Le royaume des Tubos et Charlemagne
par Jean-Paul Desimpelaere, le 17 février 2008
Faisons un grand saut en arrière dans l’Histoire et retournons un instant vers l'ancien territoire des Tibétains. Avant le 7ème siècle, le Tibet était divisé en petits clans vivant en autarcie, avec un chaman par clan servant de lien cultuel. Au 7ème siècle, apparut une sorte de « Charlemagne tibétain » dans la région de Lhassa : Songtsen Gampo.
Songtsen Gampo, puis ses successeurs au 8ème siècle, ont conquis un énorme territoire. Ils ont soumis une série d’autres peuples du Haut plateau et des environs. A la fin du 8ème, l'Empire des Tubo s’étendait du Nord du Pakistan, en passant par les oasis de la Route de la Soie, jusque dans l’Ouest du Sichuan et le Nord de l’Inde. A plusieurs reprises, les Tubo sont entrés en conflit avec le puissant Empire chinois des Tang, leur voisin de l'Est. De nombreux champs de batailles, quelques princesses Tang en cadeau et autant de Traités de Paix ont réussi à maintenir un certain équilibre entre le Haut plateau et les Chinois. Le Haut plateau devint de culture tibétaine, les populations y circulant furent assimilées, exterminées ou chassées ; leur territoire correspondait à peu près à ce que le 14ème dalaï-lama appelle aujourd’hui le « Grand Tibet ».
Cela s’est passé simultanément à la première expansion du bouddhisme au Tibet. Un grand empire avait besoin d’une religion structurée et hiérarchisée. Chez nous aussi, Clovis et Charlemagne ont reçu l'approbation papale et se sont appuyés sur un vaste réseau religieux. A partir du 8ème siècle, le bouddhisme, importé d’Inde et passant par la Chine, s'est répandu sur le Haut plateau dans les pas des cavaliers Tubo. Le bouddhisme mit en place une administration religieuse puissante, tandis que le roi Tubo, servant de mentor et de mécène aux monastères, centralisait les familles de la noblesse tibétaine. Ce ne fut pas un joyeux pèlerinage avec des chevaux blancs, des foulards de soie et des présents de bienvenue sur la route ; quelques grandes peuplades furent décimées, entre autres, les Qiang et les Tu.
Le pays des Tu, Tuyuhunie, a été un royaume puissant, couvrant à peu près l’actuelle province du Qinghai. Il résista pendant trois ans aux cavaliers Tubo, mais à la fin du 7ème, leur pays fut réduit à un territoire comparable à celui du Grand-duché du Luxembourg, il ne comptait plus que 300.000 survivants. Quant aux Qiang, ils habitaient dans le cours supérieur du Fleuve Jaune déjà avant notre ère. Leur territoire englobait des grandes parties du Gansu, du Qinghai, du Sichuan et du Tibet. Actuellement, on les retrouve encore dans une petite partie du Nord-ouest du Sichuan. Certaines populations, qui aujourd’hui font partie de la palette haute en couleurs des minorités ethniques dans les provinces de Sichuan et de Yunnan, furent aussi pourchassées par les Tubo.
Beaucoup plus tard, sur les traces de Kubilai Khan, des Mongols et des musulmans Hui sont venus s'installer sur le Haut plateau. Puis, de 1642 à 1682, le « Grand Cinquième » n'a plus régné que sur un Tibet réduit de plus de la moitié, plus petit que la Région autonome actuelle. La moitié des Tibétains d'aujourd'hui vit en dehors de ce territoire, ailleurs sur le Haut plateau. Pourtant ils ont le même mode de vie, la même culture et la même religion. Ils ont aussi la même langue écrite, mais les Tibétains de Lhassa ne comprennent pas les langues parlées par les Amdopas (vivant au Nord de la R.A.T) ou par les Khampas (à l'Est). Il y a quelques années, lorsqu'une cinquantaine de mercenaires tibétains reçurent une formation militaire au Colorado, dans le camp de Hale, aux USA., c'est le chinois qui fut parlé pour que les Amdopas et les Khampas se comprennent entre eux. A l’intérieur même du Tibet, cela arrive fréquemment. Physiquement, ces populations ne se ressemblent pas non plus. Les Khampas sont des guerriers de grande stature, les Tibétains du centre sont plus petits et plus paisibles.
L'Histoire a légué un grand mélange de populations au Haut plateau. Actuellement, on y compte un Hui pour trois Tibétains. Nous nous représentons souvent le plateau tibétain peuplé par de longs manteaux rouges et safrans, mais les petits chapeaux blancs des musulmans y ajoutent du piment ! Les Chinois Han arrivèrent seulement à partir de la dynastie des Qing (17ème-20ème) dans les régions limitrophes du Tibet, puis maintenant au Tibet même, avec son développement et sa modernisation.
Au Tibet actuel, les Tibétains sont majoritaires à 90%, mais dans le « Grand Tibet », ils sont minoritaires, et ceci depuis toujours. Les Tubo étaient en minorité « dans leur propre pays », c'est-à-dire sur le territoire qu'ils ont conquis au 8ème siècle, mais qui s'effrita peu après, comme ce fut le cas pour le grand Empire de Charlemagne. Au 9ème, après de nombreuses révoltes d’esclaves dans les territoires conquis, leur territoire se limita au Tibet central, une région plus petite que le Tibet actuel. Il ne redeviendrait plus jamais une entité politique régnant sur l’ensemble du Haut plateau. Par contre, le bouddhisme tibétain y était déjà, ainsi que le système de servage que les paysans connurent jusqu’en 1959. Chez nous, en 1959, l’Atomium brillait déjà de ses milles feux.