Le Tibet se "végétarise" : des yacks aux serres à légumes
Jean-Paul Desimpelaere, le 9 février 2009
Sur la route entre Gyangze et Xigaze, on voit beaucoup de serres. Parfois elles sont si nombreuses qu'elle forment un véritable complexe. C’est un phénomène récent dans cette région nommée le « grenier à grains du Tibet ». Il y a plus de dix, en 1995, j'étais déjà passé sur la même route, et je n’en avais vu aucune.
Nous nous arrêtons près d’un grand complexe de serres entouré d’un mur élevé et clôturé par une grande porte métallique munie d’un cadenas. A travers une fissure dans le mur, nous apercevons au loin quelques personnes au travail. Une pierre en main, nous frappons fortement sur la porte métallique, mais personne ne vient nous ouvrir. Une jeune fille, venue d’un village voisin, est entre-temps venue se placer à nos côtés, devant l’entrée.
Elle porte un petit panier à provisions, probablement destiné à un membre du personnel à l’intérieur. Elle nous laisse frapper à nouveau, sans nous donner un quelconque indice sur une meilleure façon d’entrer. Pour finir, nous la persuadons de la hisser au-dessus de la porte pour qu’elle aille prévenir le chef. Elle s'exécute poliment et quelques minutes plus tard, un employé vient gentiment à notre rencontre. C’est le gérant des serres qui nous accueille chaleureusement, tout surpris qu'on s'intéresse à son exploitation.
Il nous explique que ce complexe compte 300 serres réparties sur un terrain de 2,5 hectares. Elles ont été construites en 2001 par le bureau de gestion de l’agriculture du district de Xigaze. Ce sont visiblement des serres bon marché : leur face nord ainsi que les parties latérales sont construites en briquettes d’argile cuites sur place, l’armature en forme de demi-lune est recouverte d’un plastique qui retombe jusqu’au sol. Des petits canaux d’irrigation traversent les serres. « Quand les nuits sont très froides, nous dit-il, de grosses couettes de laine sont jetées au-dessus de la couverture en plastique. »
Le bureau de gestion agricole a voulu stimuler la diversité dans ce village et a installé ce complexe de serres sur des terres qui, auparavant, étaient exploitées par quelques villageois. Ceux-ci ont choisi de céder leurs cultures traditionnelles pour participer activement au projet. Ce sont maintenant eux qui travaillent dans les serres et font tourner la coopérative maraîchère. Ils sont au nombre de trente et ont été préalablement formés aux techniques de maraîchage dans des serres proches de Lhassa. Les deux premières années, ils ont travaillé « à l’essai » et ont touché, du bureau de gestion agricole, un salaire minimum de 500 euros par an. Ensuite, un gérant de la coopérative a été élu et les villageois impliqués dans le projet sont devenus responsables de la production et de la commercialisation des légumes, ainsi que de l’entretien des serres. A ce stade, l’affaire a été traduite sous forme de contrats à long terme.
Les trente employés qui travaillent dans les serres sont engagés à temps plein pendant toute l’année. La coopérative est bien lancée et poursuit son petit bonhomme de chemin : les ouvriers agricoles gagnent chacun au moins 700 euros par an, ce qui est d‘avantage que ceux qui vivent uniquement des cultures traditionnelles d’orge et de l’élevage.
Aucun bénéfice ni aucune taxe ne va à l’État. Le salaire par personne est calculé en fonction de la superficie de terre investie dans le projet, ainsi qu’en fonction du nombre d’heures prestées. L’année prochaine, le gérant a l’intention d’embaucher quelques ouvriers supplémentaires, et d’en envoyer d’autres vers des régions de la Chine intérieure afin qu’ils puissent suivre des formations supplémentaires.
Nous sommes curieux d’aller voir ce qui pousse dans les serres et le gérant nous conduit aimablement entre des plants de tomates, de poivrons, d’aubergines, de melons, de potirons et de choux. « Grâce aux légumes, nous avons de l’argent toute l’année, alors qu’autrefois, avec l’orge, nous n’en avions qu’une fois l’an », nous confie-t-il, ce qui lui paraît essentiel. Je lui demande encore comment ils luttent contre les pathologies, les insectes, les mauvaises herbes, etc. « Nous, les Tibétains », répond-il fièrement, « nous savons comment prendre soin de nos plantes. Il n’y a pas de maladies. » Et il nous explique : « pour les légumes, nous appliquons la rotation des cultures de serre en serre, en gardant un intervalle de quelques années entre deux mêmes plantations. Nous n’utilisons pas de pesticides et désherbons à la main. Comme engrais, nous utilisons du fumier ».
Sans avoir prononcé le mot « bio », force est de constater qu'il s’agit bien d’une culture « verte » et respectueuse de l’environnement. « La Commune », ainsi que l’appelle le gérant - c’est-à-dire, l’entité villageoise -, possède aussi quelques champs réservés à la culture de l’orge sur les parcelles restantes.
Le Tibet « se végétarise » peu à peu, bientôt, il pourra offrir aux populations une variété de légumes pendant toute l’année. Autour de Lhassa (la plus grande agglomération, avec un demi-million d’habitants), 3700 hectares sont consacrés aux serres abritant ce type de cultures « bio » . Une ouvrière agricole travaillant dans une serre de tomates me disait qu’elle y avait gagné presque 2000 euros l’année dernière.
Certaines serres sont louées par des Tibétains à des Chinois Han. Le fermier Liu, par exemple, loue quinze serres pour y cultiver exclusivement des fleurs destinées à embellir les parcs de Lhassa. Il emploie cinq travailleurs tibétains qu’il paie 100 euros par mois. « Une fois qu’ils connaîtront le métier », dit-il laconiquement, « je m’en irai. Ils deviendront concurrents et je perdrai de toute façon le marché », sous-entendu : « je ne serai plus l’unique à faire des fleurs, donc j’irai voir ailleurs ».