La langue tibétaine est-elle en extinction ? Et la langue ouïghoure ?
par Élisabeth Martens, le 28 janvier 2021
La langue tibétaine est-elle menacée, voire en voie d'extinction ? On pourrait le penser si on en croit le « Tibetnetwork », un organe qui met en ligne les infos issues de « l'International Campain for Tibet » (ICT) et de ses nombreuses antennes internationales. Par exemple, l'antenne française, « France-Tibet », publie une invitation à signer une pétition de soutien à Tashi Wangchuck, un jeune homme d'affaire tibétain qui « avait plaidé en faveur de l’enseignement de la langue tibétaine dans les écoles du Tibet où le mandarin est devenu l’unique langue de l’instruction. Il avait ouvertement exprimé ses inquiétudes quant à l’incapacité des enfants tibétains à parler couramment le tibétain et à l’extinction de la culture tibétaine. »1
J'étais au Tibet en septembre 2019 pour une expédition vers le Tibet occidental. Au départ de Lhassa, nous avons rejoint le mont Kailash pour en faire la "kora", puis nous avons continué jusqu'à l'ancien Royaume de Gugé pour revenir vers Lhassa par le plateau de Changtang et les lacs sacrés du nord du Tibet. Nous étions 4 personnes dans la 4x4 pour ce périple qui a duré un mois: un ami photographe, notre guide tibétain, notre chauffeur tibétain et moi-même. Les langues échangées furent au nombre de trois: le français entre l'ami photographe et moi, l'anglais entre nous deux et le guide tibétain, et le tibétain entre les deux Tibétains. La langue chinoise fut quasi absente du voyage ; nous ne l'avons entendue que lors des "arrêts administratifs", c'est-à-dire, lors de la vérification des passeports, des visas et des laissez-passer... et encore, pas à chacun des check-points car certains étaient tenus uniquement par des Tibétains et, dans ce cas, c'était la langue tibétaine qui était de mise. Autant dire que mes petites connaissances de mandarin ont été inutiles et que j'aurais été plus inspirée en perfectionnant mon piètre anglais ou en me lançant dans l'apprentissage du tibétain.
Dawa, notre guide, et Chakpa, notre chauffeur, avaient tous deux leur GSM à portée de main pendant toute la durée du voyage, comme tout le monde en Chine où le GSM est devenu une prothèse vitale. Même la plus vieille des mamys tibétaines payent ses carottes au marché avec son GSM. Dawa nous a montré que pour rédiger ses messages sur son Oppo (une marque de GSM bien connue en Chine), il avait le choix entre les caractères tibétains, chinois ou occidentaux. Il nous a confié que la plupart du temps, il utilise les caractères tibétains, sauf quand il s'agit de documents « officiels ».
C'est d'ailleurs ce que confirme cet article trouvé sur Facebook : « Grâce à la méthode de saisie et aux polices 'Qomolangma', les Tibétains et les amateurs de langue tibétaine peuvent aujourd’hui taper facilement les caractères tibétains sur leurs smartphones sous Android.2 Selon Tashi Tsering, chercheur du Centre de recherche tibétologique de Chine, des applications en langue tibétaine pour les terminaux mobiles se sont progressivement développées au cours des dix dernières années. Entre 2007 et 2010, son centre a successivement lancé 10 polices 'Qomolangma' basées sur des normes de codage nationales et internationales. Ces polices comprennent 17 styles différents, dont le style 'Dunhuang' basé sur les manuscrits tibétains de Dunhuang3, le style 'gravé' basé sur la collection d’écritures du temple de Drepung, le style 'sigillaire' et le style 'Urgyen Sarjung'. »4
Si la langue tibétaine était réellement en voie d'extinction, inventerait-on des nouvelles polices de caractères pour l'écrire sur un smartphone ou sur un PC ?
Lors de notre périple, nous nous sommes arrêtés dans plusieurs monastères bouddhistes. Tous sont équipés de PC, « pour retranscrire les sutras et les tantras, et les préserver pour les générations futures », nous a-t-on expliqué. Les moines ont tous ont un GSM dans la poche intérieure de leur robe et ils ont accès à des ordinateurs pour étudier les textes et les commenter. Les langues qu'ils utilisent couramment sur PC sont le sanskrit, le tibétain, le chinois et l'anglais, mais les ordinateurs sont internationalisés, comme chez nous, toutes les langues sont accessibles. Les moines passaient allègrement d'une langue à l'autre sur leur clavier, mais entre eux, ils ne parlaient que le tibétain.
De même, les deux passagers à l'avant de la 4x4, très bavards, ont conversé dans leur langue native tout au long du mois de voyage. Tandis que nous nous absorbions dans la contemplation de ces paysages fabuleux, le fond musical n'était qu'en langue tibétaine, bien que nos deux amis n'étaient pas toujours d'accord sur le choix de la musique. Dawa préférait les chants traditionnels du Tibet, tandis que Chakpa était beaucoup plus attiré par le rock et le rap tibétains. Parfois, ils se chamaillaient, en plaisantant, mais ils ont fini par mettre leur musique chacun à tour de rôle.
Dawa connaissait beaucoup de restaurants et d'auberges sur notre route et nous arrêtions de préférence dans ceux-là. Il paraissait tout à fait naturel aux managers d'hôtels et aux employés des restaurants, tous tibétains, d'adresser la parole à Dawa ou à Chakpa en tibétain. Souvent, il s'agissait de petites entreprises familiales, et la salle de restaurant servait en même temps de lieu de vie à la famille, avec les enfants qui nous regardaient d'un air étonné. Jamais je n'en ai entendu un parler le chinois. La seule fois que j'ai entendu un jeune d'une vingtaine d'année parler le chinois, c'était dans la petite ville de Tingri, près du Qomolangma. Il venait de Pékin où il avait passé plusieurs années pour faire ses études d'ingénieur et il revenait « au pays » voir sa famille. Sa grand-mère lui a dit quelque chose qu'il n'a pas compris et il a répondu en chinois en riant ; sa grand-mère lui a répondu par une petite tape amicale sur la tête, l'air de dire : « tu ne connais plus tes classiques, petit ! »5
Comment expliquer alors ce genre de pétition que France-Tibet met en ligne pour dénoncer la menace qui pèse sur la langue tibétaine ? Ou pour soutenir le jeune homme d'affaire tibétain qui dit craindre l'extinction de sa culture ? Et comment expliquer que ce réquisitoire contre l'oppression exercée par le gouvernement chinois ne se limite pas aux seuls Tibétains, mais s'étend à quelques millions d'autres individus : « Que ce soit la liberté d’apprendre sa langue maternelle, ou la liberté de circuler, ou encore la liberté de religion ou d’expression … tous les droits fondamentaux sont systématiquement VIOLES, que ce soit pour les Tibétains et les Ouïghours, et ne parlons plus des Mongols …combien en reste-t-il ? Sans oublier les dissidents chinois, y compris les avocats chinois défenseurs des Droits de l’ homme, soutenus par les avocats de tous les pays LIBRES… »6
Donc aux 6 millions de Tibétains vivant en Chine (chiffre de 2010 pour la Région autonome du Tibet et les provinces voisines), la pétition ajoute d'un coup les 12,72 millions de Ouïghours vivant en Région autonome du Xinjiang (chiffre de 2018) et les 3,99 millions de Mongols vivant en Mongolie intérieure (chiffre de 2000), et encore de nombreux dissidents vivant à l'étranger, en « pays libre » ?
« L'International Campaign for Tibet » (ICT) est une ONG fondée en « pays libre » : elle est née aux États-Unis en 1987. Dès le début, son but était de coordonner les multiples mouvements soutenant l’indépendance du Tibet. Le plus célèbre de ces mouvements se nomme « Free Tibet », « Tibet libre ». L'ICT est subsidiée par des pays, des gouvernements et des hommes « libres » : la NED (CIA actualisée), la Fondation Richard Gere, le milliardaire Geroges Soros, etc.. Bref, l'ICT et son Tibetnetwork n'ont pas de soucis à se faire, ni au niveau financier ni au niveau logistique, ils sont pris en charge par des « pays libres » et travaillent à « libérer le Tibet ». Ne faudrait-il pas plutôt traduire : ils travaillent à forcer les frontières de la Région autonome du Tibet pour la rendre perméable au « Marché libre » ?
Et pour quelle raison citer les Ouïghours juste après Tibétains, deux peuples dont « tous les droits fondamentaux sont systématiquement VIOLES » tel que l'affirme notre jeune homme d'affaire tibétain ? Dernièrement, la presse a fait sensation à propos des Ouïghours : après avoir perpétré un génocide ethnique et culturel au Tibet, les Chinois se sont tournés vers le Xinjiang pour perpétrer le même carnage sur le peuple ouïghour. Même Libération, un journal « de gauche » issu d'un « pays libre » l'affirme : au Xinjiang, « les élèves sont forcés de dénoncer 'les pratiques extrémistes' de leur famille (faire la prière, ne pas manger durant le ramadan…) et sont sévèrement punis s’ils sont surpris à parler ouïghour, langue officielle du Xinjiang qui s’écrit en caractères arabes. »7
Les exilés tibétains nous intéressent beaucoup moins maintenant qu'un nombre croissant d'entre eux rentrent « au pays », persuadés d'y connaître une vie meilleure et de retrouver un « chez soi ».8 Par contre, le Xinjiang situé sur les nouvelles Routes de la Soie est au cœur de l'actualité. La « Belt and Road Initiative » (BRI) et le récent « Partenariat régional économique global » (RCEP)9 représentent 30% du PIB mondial et concernent plus de deux tiers des pays du monde dont une majorité de pays à faible revenus (PFR). Ceux-ci se sont rassemblés autour de la Chine et sont entraînés vers le modèle économique chinois.10 Dès lors, il est urgent que nos universitaires, suivis de nos médias et de nos politiciens, réagissent en créant une atmosphère sinophobe, ce qui n'est pas un grand défi étant donné que la Chine a mauvaise presse depuis la Guerre froide.
En réalité, les universitaires, les médias et les politiciens se contrefichent du peuple ouïghour. Ce qui intéresse nos « académiciens de la liberté », c'est d’ânonner en boucle tout ce qui peut nuire à la Chine. Ce qui a fonctionné avec le Tibet fonctionne maintenant avec les Ouïghours : génocide ethnique et culturel, extinction de la langue et de la religion, etc., autant de « délires de Washington » dénoncés par Bruno Guigue11, par Maxime Vivas12, par Albert Ettinger13, par Ajit Singh14, par André Lacroix15, et autres investigateurs dont la pensée n'est pas soumise à celle, unique, du Marché.
« La presse libre s'obstine à qualifier la Chine de 'seconde puissance économique' alors que son PIB à parité de pouvoir d'achat (la seule méthode valable puisque non faussée par le jeu d'écritures des taux de change, souvent artificiels et politisés, du yuan comme du dollar) a dépassé celui des USA fin 2014 ainsi que l'admettait alors Christine Lagarde, chef du FMI. Aujourd'hui le PIB chinois surpasse de 20% l'américain »16, ce qui fait de la Chine la première puissance économique mondiale et non la seconde.
La Chine prend les rênes du paquebot, cela dérange. Les chiens de garde auront beau aboyer des nuits entières, on n'arrêtera plus ce gigantesque navire qui a misé sur la stabilité, le collectif et le long terme, c'est-à-dire l'exact contraire des thérapies de choc du FMI qui, systématiquement, s'engouffre dans les impasses à court-terme du Marché libre et dans le chacun-pour-soi démocratique qu'on appelle « liberté ».
Notes :
2 http://french.peopledaily.com.cn/Culture/n3/2016/0114/c31358-9003905.html
4 https://www.facebook.com/106120127545894/posts/242324873925418/
5Dans ce beau documentaire filmé au Tibet en 2020, pas un mot en chinois. Les commentaires sont en anglais et les Tibétains, du plus âgé au plus jeune, ne parlent que tibétain: https://rtd.rt.com/series/this-is-china-series/yaks-economic-growth-and-community/
7 https://www.liberation.fr/planete/2019/09/05/chine-les-ouighours-enfermes-des-l-ecole_1749545
9 Cet accord vise à créer une gigantesque zone de libre-échange entre la Chine et les dix États de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est )
10 https://www.legrandsoir.info/un-entretien-de-maxime-vivas-avec-l-antidiplomatico.html
11 https://www.mondialisation.ca/les-europeens-les-ouighours-et-les-delires-de-washington/5653095
12 Maxime Vivas, "Ouïgours, pour ne finir avec les fake news", éd. Les Routes de la Soie, 2020
15 https://www.legrandsoir.info/sur-les-ouighours-compares-aux-tibetains-lettre-a-un-ami-sceptique.html
16 Christophe Trontin, "Les livres pour comprendre la Chine", pp.23-26 de "Chine actuelle", 2020 n°3-4