Le collectif « Gedun Choephel Artist’s Guild »
par Elisabeth Martens
Parallèlement à la peinture traditionnelle et sacrée des tankas, le Tibet voit fleurir une nouvelle vague de peinture contemporaine : un peu d’ironie, une remise en question des traditions et des nouvelles techniques... Le mouvement le plus représentatif de cette émergence est un collectif d’artistes du nom de « Gedun Choephel Artist’s Guild ». Au départ, en 2003, le collectif comptait douze peintres dont dix tibétains et deux chinois résidant à Lhassa de longue date. Ils se sont spontanément regroupés en raison d’expériences et d’intérêts communs. Tous nés dans les décennies 1960-70, période de « rationnement » généralisé en R.P. Chine, période des Communes et de la Révolution culturelle, ils ont ensuite connu l’élan des quatre modernisations menées par Deng Xiaoping.
Vivre les mêmes événements historiques lorsque ceux-ci sont marquants, cela rapproche. Leur art s’inscrit dans une vision commune faite d’un mélange de respect des traditions et de besoin de renouveau, « une interface entre tradition et modernité », comme l’exprime l’un d’eux. L’originalité de leur peinture vient de l’aspect multi-facettes du Tibet moderne : les changements sociaux et les apports économiques importants depuis que le Tibet est devenu une Région Autonome, mêlés à des traditions bien ancrées elles-mêmes nourries par les innombrables clichés rapportés par les étrangers.
Leur art est à l’image du « mixe entre les néons bleus des boîtes de nuit, les lampes au beurre de yack du Potala et les palmiers en plastique vert aux pieds du palais des Dalaï », dit Gade, un des membres fondateurs du collectif.
Leur idéologie est clairement tracée : « nous ne voulons pas simplement gagner notre vie avec notre art, mais nous voulons contribuer au développement de l’art mondial contemporain », poursuit Gade. Le nom qu’ils ont choisi pour leur collectif, « Gedun Choephel Artist’s Guild », est éloquent à ce propos.
Gedun Choephel était un lama, un savant et un artiste. Il est considéré comme l’intellectuel le plus important du 20ème siècle par les générations montantes du Tibet. Il est né en 1903, exactement un siècle avant le collectif d’artistes (2003), c’est une première raison de leur choix, mais c’est surtout la personnalité de Choephel qu’ils invoquent.
Gedun Choephel était non seulement érudit, mais il était également un artiste accompli, peintre et poète. Son parcours est étonnant pour l’époque : destiné à devenir un lama parmi des milliers d’autres, d’abord au monastère de Labrang, puis à celui de Drepung, il a eu la chance de rencontrer, dans le premier, un voyageur américain avec qui il a longuement échangé à propos du « nouveau continent » et, dans le second, un intellectuel indien, marxiste et farouchement anticolonialiste.
Ces deux rencontres vont le décider à quitter le Tibet et à voyager en Inde et au Sri Lanka. Durant son périple, il est influencé par d’autres manières de penser. Treize ans plus tard, quand il retourne au Tibet et qu’il y constate l’immobilisme et les injustices stigmatisant cette société féodale, il est révolté.
Mais, repéré comme espion, il est rapidement incarcéré au pays du Potala, là où vivait le 14ème Dalaï. En prison, il succombe à l’alcool et à l’opium et quand, en 1949, les troupes de l’A.L.P. de Chine le délivrent, il n’est plus qu’une épave.
Il aura toutefois transmis un message clair à ses contemporains : le Tibet féodal est révolu, ni les nobles ni les lamas ne devraient plus posséder de serfs et de domaines, la propriété privée doit être abolie. Gedun Choephel était un révolutionnaire avant l’heure. Décédé en 1951, à l’âge de 47 ans, il n’aura toutefois pas eu le temps de constater les réformes mises en place par le gouvernement chinois.
Situé au cœur de Lhassa à deux pas de la célèbre place du Johkang, le « Gedun Choephel Artist’s Guild » est bien décidé à conserver la liberté d’esprit de leur leader intellectuel et à le garder comme première source d’inspiration.
Ils qualifient leur art de « visionnaire » au même titre que celui de Gedun Choephel : ils mettent en lumière tant les travers que les bienfaits de l’ancienne culture tibétaine. Ils se prennent même à ironiser celle-ci, sans la dénigrer pour autant, et y ajoutent maintes interrogations quant aux influences extérieures, que ce soit l’influence de la présence chinoise et sa récente expansion économique, celle née des stéréotypes des « outsiders », ou encore celle d’une mondialisation qui semble aller à la dérive en oubliant son lien à l’essentiel : la Terre, le vivant, la nature.
De plus en plus de jeunes artistes tibétains rejoignent le collectif. De 12 membres en 2003, ils sont passé à 17 en 2007, et sont une vingtaine actuellement. La plupart d’entre eux ont participé à de nombreuses expositions en R.A. du Tibet ou dans des métropoles chinoises, et certains d’entre eux aussi à l’étranger.
Ils œuvrent ensemble pour que l’art contemporain tibétain trouve sa place dans l’art contemporain mondial et y apporte un regard nouveau. Dans cette démarche, la galerie « Gedun Choephel Artist’s Guild » a tout son sens puisqu’elle a fait connaître les nouveaux peintres tibétains et qu’elle a rendu visible un nouveau style.
Ci-dessous une présentation de quelques peintres tibétains du collectif « Gedun Choephel Artist’s Guild » et des exemples de leur œuvre...
Gade (né en 1971), membre fondateur de la « Gedun Choephel Artist’s Guild » est l’artiste le plus en vue du groupe, il se définit comme un « entre-deux » : "la moitié de mon sang est chinois, mais toute ma vie, toute mon âme sont tibétaines", dit-il. Son art est un raccourci du Tibet actuel : être tibétain tout en étant chinois. Ce double statut lui vaut sans doute une facilité à prendre du recul et à ironiser.
Il s’amuse des étrangers qui lui demandent, incrédules : « comment Lhassa, si proche du ciel, peut-elle intégrer le fast-food du Mac-do, des sapins de Noël devant les boutiques de luxe, et les pubs pour des Nikes géantes ? » Ce qui semble absurde à des Européens bourrés de préjugés mystico-religieux, paraît naturel aux jeunes tibétains. Les artistes se nourrissent de la culture ambiante autant que de la culture traditionnelle. « Les jeunes artistes du Tibet participent à la transmigration d’une civilisation autant qu’ à la disparition d’un mythe », ajoute-t-il.
Ang Sang (né en 1962) est également membre fondateur du collectif « Gedun Choephel Artist’s Guild », il dit à propos de sa peinture : « j’essaye de trouver les points communs entre les traditions picturales du Tibet et les caractéristiques avant-gardistes des peintres occidentaux. Mais le plus important dans ma peinture est l’émotion non-intentionnelle qu’elle provoque chez le spectateur. Peindre est pour moi retrouver la nature de Bouddha dans mon cœur ».
Ses œuvres évoquent souvent la dualité que peut manifester notre visage.
Dedrun (née en 1976) est une artiste tibétaine qui semble s’amuser des influences occidentales. Dans « Herd women », c’est à Chagal que l’on pense immédiatement. Dans son « Mona Lisa », inutile de préciser !... et dans une de ses dernières œuvres, « Guge study », elle semble interroger avec humour un thème cher au bouddhisme : l’enfermement dans le Samsara (ou la « Roue des existences ») au travers d’une esthétique proche de la Grèce classique. Elle a déjà participé à de nombreuses expositions à travers le monde, mais c’est dans sa propre ville, Lhassa, qu’elle revient immanquablement.
Penpa, un des membres fondateurs du collectif, est ancré autant dans les traditions familiales tibétaines que dans la vision bouddhiste de la vie : notre passage sur terre est éphémère, il est comme un rêve, on ne sait pas où se situe la réalité.
Pourtant, dans ses œuvres, on trouve de fréquentes allusions à la présence chinoise sur le Haut Plateau, soldats côtoyant bouddhas.
Dans le « Sakyamuni » de Gontak Gyatso, on retrouve d’emblée la révolte de Gedun Choephel face aux injustices commises par ceux qui possèdent richesse et pouvoir. Est-ce la religion qui engendre F16, canons et obus, ou est-ce le Bouddha lui-même qui est bombardé ? Question futile quand on sait que religion et pouvoir sont inextricablement mêlés.
La même ironie vis-à-vis des grands de ce monde qui imposent leur ordre, leur organisation et leurs dieux-fétiches comme des Mickey ou des Donald Duck, se lit chez Gade
Tenzin Jigme (né en 1968), membre fondateur du collectif « Gedun Choephel Artist’s Guild » est, quant à lui, plus sensible aux sujets religieux et semble poser la question du renouveau du bouddhisme tibétain.
« Je sens intuitivement que l’existence face à l’extinction, la réalité face aux fantasmes, le matérialisme face à la spiritualité, le déclin face à la naissance sont autant d’éléments inévitables qui composent la vie. Tous m’offrent un espace de réflexion et d’appréciation que je dépeins dans mon travail », déclare-t-il.
Zhungde (né en 1969) est également un des membres fondateurs du collectif « Gedun Choephel Artist’s Guild ».
Il s’intéresse à la vie quotidienne en milieu rural et pastoral et aux liens familiaux qui tissent la société tibétaine.
Le « Gedun Choephel Artist’s Guild » est un espace d’exposition, une galerie d’art et un collectif d’artistes situé au cœur de Lhassa, près de la place du Johkang, au n°3 du Barkhor Northeast Corner.
Vous pouvez les joindre à : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
ou visiter leur site : www.asianart.com
A propos de Gedun Cheophel, lire : Melvyn C. Goldstein, A History of Modern Tibet : The Calm Before the Storm : 1951-1955 [archive], vol. 2, University of California Press, 2009, (ISBN 0520259955 et 9780520259959), 639 pages, p. 191-192.