Elisabeth Martens
Biologiste (ULB), spécialisée en Médecine Traditionnelle Chinoise à Nanjing (1988-91), thérapeute et enseignante en médecine et massage chinois, en pratiques de santé taoïstes, en Histoire et pensée chinoises. Nombreux voyages en Chine (Tibet inclu). Intérêt de longue date pour les différentes formes de pensée, dont les religions.
Auteure de :
« Histoire du Bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », éd. L'Harmattan, 2007
« Tibet, au-delà de l'illusion », corédigé avec Jean=Paul Desimpelaere, éd. Aden, 2009
« Qui sont les Chinois ? langue et pensée de Chine », éd. Max Milo, 2013
Mes premières rencontres avec le Bouddhisme tibétain
par Elisabeth Martens (2011)
Mon premier contact avec le bouddhisme tibétain s'est passé à la Rue Capouillet, près de la Place Stéphanie, dans un des premiers temples dédiés à Sakayamuni ouverts à Bruxelles. C'était au début des années septante. La maison de rangée ne laissait présager aucune activité subversive derrière ses murs, mais dès le seuil franchi, une odeur d'encens accrochée aux tentures pourpres et aux volutes rococos avertissait les hôtes du cérémoniel du lieu. Quelques « babacool » façon macrobio assis en lotus sur des zafus de piètre qualité étaient surveillés par les coups d'yeux vifs et sans scrupule d'une poignée d'Eveillés se tenant sous la statue du bouddha doré. Fleurs en plastic, corbeilles de fruits, bols d'eau limpide, photos du Dalaï-lama, toute la panoplie du bouddhisme tibétain s'y trouvait, en modèle réduit.
Mon adolescence mystique m'avait menée jusque là, j'avais quatorze ans. Mes parents ne s'inquiétaient que de me voir échanger les chasubles cisterciennes contre des robes safrans. Quelques années plus tard, leur inquiétude s'est amplifiée lorsque j'ai troqué mes envolées mystiques contre celles que me procurait « l'Herbe du Diable » … plongées enivrantes dans les matériaux peu conscients et liquides qui ont fait de moi un être vivant, évoluant, me transformant. C'est d'ailleurs lors d'une transformation sans retour - le « hua 化 » des alchimistes chinois - que je fis ma deuxième rencontre avec le bouddhisme tibétain.
Par une nuit sans lune, tapie dans le fond d'une fourgonette de la voie publique du Henan, j'ai franchi incognito la frontière du Gansu, direction Lanzhou, puis Xiahe. C'était en juillet 1988, une période durant laquelle il n'était pas facile de franchir certaines frontières en République populaire de Chine, ni dans un sens ni dans l'autre. Le chauffeur audacieux m'a fait descendre tout contre le mur du monastère de Labulang, comme on déverse un sac poubelle, en m'assurant que je trouverais à loger dans cet immense édifice. Belle surprise : chambre monastique et Herbe locale réunis sur l'écran noir de ma nuit blanche. Cette petite semaine à Xiahe m'a lassé le souvenir de jeunes moines se promenant en rue, souriants, insouciants, presque désinvoltes. Certains allaient aux emplettes et je les voyais revenir avec un demi yack jeté sur leur épaule dénudée, pour le déjeuner. D'autres blaguaient et bavardaient avec les passants et, au passage, bénissaient quelques vieilles édentées qui riaient de leur unique dent en or. Il régnait une atmosphère joyeuse et bon enfant dans la petite ville. Rien de similaire chez nos jeunes novices et séminaristes coincés entre deux pages du Nouveau Testament.
Puis il y eut 1989, la Chute du Mur et la Place TianAnMen. J'étais en Chine depuis un an et j'y suis encore resté deux après ce dernier évènement. En juin 89, juste avant les émeutes à Pékin, le corps diplomatique belge m'a fourré dans un avion sans demander mon avis : « trop dangereux », disait-il. Durant mon congé forcé, le dalaï-lama s'est fait introniser « Nobel de la Paix ». En Belgique, en France, partout en Europe, les têtes pensantes pensaient la même chose à propos de la Chine, de TianAnMen, du Tibet et du dalaï-lama. Pas besoin de faire un dessin, je crois. Mais quand tout le monde pense la même chose, j'ai une tendance à me poser des questions. Or justement, j'étudiais en Chine, je travaillais en Chine.
La différence que j'ai pu noter entre l'avant et l'après Place TianAnMen, c'est qu'avant, on ne trouvait qu'un seul shampoing dans les grands magasins d'Etat. Après, on avait le choix entre une bonne douzaine. En quelques mois, les citadins chinois découvraient Palmolive, L'Oréal, Yves Rocher, Panthène, etc. Le Marché libre s'installait incideusement. Quand j'ai pu retourner à Nanjing en octobre 89, j'ai ouvert mes oreilles et, pour une fois, ma bouche aussi. J'ai interrogé mes profs, mes collègues à l'hôpital, les étudiants à l'université, car je voulais connaître l'avis des Chinois à propos du Tibet et du dalaï nobelisé. Unanimement, ils pensaient le contraire de tout ce que j'avais pu entendre de mes compatriotes qui, eux aussi, étaient unanimes.
Certes, il y avait un problème.
En Europe, les penseurs pensaient que les Chinois étaient embrigadés dans la propagande du Parti.
En Chine, les penseurs pensaient que les Européens ne faisaient que suivre l'avis des médias.
Certes, il y avait un problème.
C'est ainsi que j'ai rencontré mon compagnon de route, Jean-Paul Desimpelaere. Il pensait aussi qu'il y avait un problème. Il revenait d'une expédition au ShiShaPangma - le seul sommet de plus de 8000m situé entièrement au Tibet - qu'il avait organisé en 1991 pour une équipe d'alpinistes belges. Ce fut sa première rencontre avec le Tibet, un choc pour lui. Il s'y est « fait happer », bien qu'il était déjà un « China-trotter » depuis de nombreuses années.
En 1995, on s'y est rendu à deux : de Lhassa vers la frontière du Sichuan et retour en longeant la frontière du Qinghai, puis de Lhassa vers Xigaze et retour. C'était en octobre, par un ciel azur, le fond de l'air était permafrozé. Lui s'intéressait surtout aux gens, à leur mode vie, au mélange des populations sur le Haut Plateau, aux nuages et aux reliefs. Moi, j'étais plutôt tournée vers la culture, les traditions, les religions. Mais une motivation commune nous poussait sur le chaos des routes tibétaines : tenter d'expliquer à nos amis, familles, collègues, congénères européens, sans oublier les politiques et les médias (car nous étions ambitieux à l'époque !) qu'il y a plus qu'une seule approche pour aborder le Haut Plateau.
Par la suite, nous avons organisé et accompagné plusieurs voyages dans les régions tibétaines (Région autonome du Tibet, Qinghai, Gansu, Sichuan, Yunnan), nous avons écrit des livres ensemble et organisé des conférences, nous avons répondu à des interviews, nous avons été invités par divers médias, etc. Toutes ces activités ont convergé vers la création de ce site, www.tibetdoc.eu dont Jean-Paul est l'initiateur. Nous espérons qu'il puisse contribuer à ouvrir la réflexion à propos de la « question tibétaine » et donner du Tibet et du Bouddhisme tibétain une vision plus concrète.
Le Bouddhisme est en effet particulièrement cocooné par nos intellectuels et médias occidentaux. Bien sûr, il y a son caractère non-théiste qui plaît beaucoup chez nous, mais je vois encore une autre raison pour laquelle on le place sous une bulle protectrice. Nous associons, plus ou moins consciemment, le bouddhisme au dalaï-lama, et le Dalaï-lama est associé à sa lutte pour l’indépendance du Tibet, lutte à laquelle on ne pourrait même pas se prétendre opposé, sous peine de passer pour un malade mental…, ou s’entendre dire qu’on est à la solde du PCC, ce qui m’est arrivé bien souvent. Comme quoi notre imagination n’est pas très fertile dès qu’il s’agit de la « question tibétaine » : on est soit pour le Tibet, soit pour la Chine. N’est-ce pas affligeant ?
Je pense que ce manque d’imagination vient simplement du manque d’informations cohérentes, concrètes et correctes à propos du Tibet d’aujourd’hui, et aussi du Tibet d’hier. Une chose que l’on peut reprocher au gouvernement chinois, c’est son flou médiatique, mais, comme le dit très justement Lulu Wang (romancière chinoise établie aux Pays-Bas depuis 15 ans), les Occidentaux n’entendent de la Chine que ses déluges et ses catastrophes, mais dès qu’il s’agit d’avancées ou de réussites, ils sont tout à coup sourds.
Je n’irai pas jusqu’à prétendre que le Tibet est une « réussite de la Chine », toutefois la R.A. du Tibet se développe à son rythme, elle se modernise d’année en année, le niveau de vie est en constante augmentation, celui des monastères aussi. Les Tibétains de là-bas ne veulent pas revenir à l’ancien système théocratique, mais ils ne veulent pas non plus perdre leur religion, ni leur culture. Le gouvernenment centra l'a bien compris, et actuellement, les temples sont réhabilités et restaurés. Les moines se multiplient, ils sont toutefois placés sous surveillance : tant mieux ! Les prêtres devraient l’être aussi, l'Eglise ferait moins de dégâts. La France, fière de sa laïcité, est pourtant la première à crier au scandale quand on ose remettre en question une seule des assertions du dalaï-lama. N'est-ce pas absurde ? L'Histoire du Tibet se lit dans sa réalité, non pas dans nos rêves.