La méditation de Pleine conscience, l'envers du décor

par Elisabeth Martens

aux éditions Investig'Action, 2020

 

 

Quelques extraits du livre

 

 

pp.23-25

Pleine conscience en entreprises

De plus en plus de grandes entreprises font appel aux pratiques de Pleine conscience. Le phénomène a démarré dans la Silicon Valley avec des multinationales comme Google, Ford, Ebay, General Mills, etc. Dès le début des années 2000, elles ont proposé des formations de Mindfulness à leurs cadres. Aux côtés de Google, « les cofondateurs de Twitter et Facebook ont fait des pratiques contemplatives une des caractéristiques clés de leurs nouvelles entreprises, organisant des sessions régulières de méditation dans leurs bureaux et s’arrangeant pour que les habitudes de travail augmentent la vigilance. »1

En Europe, les entreprises se sont mises au goût du jour. Carlsberg fut une des premières entreprises à introduire la Pleine conscience dans ses bureaux en vue d'offrir à ses employés un environnement propice à la détente pendant le travail. Des grands groupes comme L’Oréal, Siemens, EDF, Sanofi ou Danone ont suivi le mouvement. Des espaces « détente et loisirs » sont créés sur les plateaux de travail, on y invite des instructeurs de Pleine conscience pour animer des sessions de méditation. Ils intègrent l'équipe des « ressources humaines » (RH). L'engouement semble toutefois proportionnel à l’accélération du rythme de travail : « Quand on est tout le temps connecté à son BlackBerry, assailli d’e-mails et qu’on travaille quatre-vingts heures par semaine, on vit à la limite du décrochage physique et psychique », estime un coach de dirigeants et adepte de la méditation depuis une douzaine d’années.

Depuis la mise en place du plan « Santé au travail » (2010-2014), les entreprises françaises ont une obligation de résultat en termes de réduction des risques psychosociaux, notamment en agissant sur le stress de leurs salariés et en menant des actions préventives contre l’épuisement professionnel et la dépression. De tels « accidents de travail » sont de plus en plus fréquents et coûtent de plus en plus cher à l’État. Ils engendrent une facture sociale d'environ deux cent trente millions d'euros par an, or l'assurance maladie a relevé pour 2016 plus de dix mille cas d'affections psychiques : troubles anxieux, troubles du sommeil, dépression, états de stress post-traumatique, etc. La France n'est pas une exception en ce domaine, l’agence européenne pour la santé et la sécurité au travail a évalué que 50% à 60% de l’absentéisme est lié au stress. Or la Pleine conscience propose aux entreprises de « gérer le stress des employés de manière préventive, de transformer les modes de travail, de management ou encore de coopération des employés. »2

Les multinationales de la Silicon Valley sont devenues des modèles pour les petites « start-up » des pays industrialisés. À leur tour, elles se sentent dans l'obligation d'installer dans leurs locaux des coins de relaxation et d'intégrer à leur agenda des tranches horaires pour des sessions de méditation. Rien de critiquable, certes, si ce n'est que cela répond aux exigences de l'ultra-libéralisme. Une autre manière de répondre aux exigences du marché est la mise en place de « Chaires de Pleine conscience », comme à l'école de Management de Grenoble où la chaire de « Mindfulness, bien-être au travail et paix économique »3 étudie le bien-être des salariés et l'amélioration de leurs performances, ceci en vue d'une meilleure rentabilité des entreprises.

On peut toutefois se poser la question : à qui cela profite-t-il, quel est le but des entreprises qui font appel aux coachs de Pleine conscience ? Ces pratiques semblent répondre efficacement aux exigences du plan « Santé au travail » ; les équipes s’impliquent davantage et avec plus de souplesse, plus de créativité et d'enthousiasme, leur relation avec les cadres semble également s'être améliorée, ceci, aux dires des coachs. La Pleine conscience est pourtant loin d'éveiller les salariés à leurs conditions de travail : inégalités homme-femme, discriminations, harcèlement, flexibilité, compétition, performance, etc., ne sont pas des sujets discutés lors des « debriefing ». Quand un salarié se permet d'interroger les chiffres d'affaire de l'entreprise, il est taxé d'élément « négatif », « perturbateur », par le « Chieff Happiness Officer » (CHO), des directeurs « new look » des RH des grandes multinationales comme Google, Lego, Ikea, etc. Nombre d'entre eux sont formés à la Pleine conscience qu'ils pratiquent et propagent au sein de l'entreprise.  

 

pp. 117-119

Psychologie positive et dharma

Le dharma fut aidé dans son travail de « retour aux sources » par un nouveau-venu sur la scène du bonheur, le concept de la « positivité ».4 C'est le pasteur Norman Vincent Peale (1898-1993) qui l'avait lancé sur le marché en 1952 avec son best-seller, « La puissance de la pensée positive »5, diffusé à des millions d’exemplaires. Par la suite, il écrivit pas moins de quarante-et-un livres sur le sujet et la « pensée positive » se multiplia exponentiellement en déversant ses notes allègres sur le monde occidental. Chacun se mit vaillamment en quête de son « moi profond », garant d'un « Bonheur véritable ». S'armant de la « pensée positive », on laissa au portemanteau de quelques anarchistes et d'une poignée de révolutionnaires la colère nécessaire aux mouvements sociaux.

Une décennie après la parution de « La puissance de la pensée positive », deux psychologues américains, Carl Rogers (1902-1987) et Abraham Maslow (1908-1970), élaborèrent leur propre « psychologie positive ». Ils la qualifièrent de « transpersonnelle » car elle irait libérer les ressources de chacun, celles qui restaient profondément enfouies dans le « moi réel ». En pratique clinique, la « bonne santé » mentale et physique allait détrôner l'étude des pathologies. L'originalité des thérapies proposées par les deux chercheurs du « new way of psychology » se situait dans le « lâcher-prise ». « Let it be ! », chanteraient bientôt les Beatles. Le « lâcher-prise » était censé laisser émerger les processus psychiques, spontanément, quelles que soient leurs formes ou les supports psychotropes utilisés.

Le Bouddha avait également prôné le lâcher-prise, celui du mental, au profit de la résurgence de « l'an-atman », la doctrine du « non-soi ». La voie du Bouddha se voulait expérimentale et autodidacte. Par l'expérimentation du vide intrinsèque des phénomènes, les désirs s'évanouiraient, les affects se réduiraient, les émotions s’effaceraient. Il fallait « juste » engager une transformation intérieure en vue de modifier notre regard sur le monde et sur nous-mêmes. Alors, le « Bonheur véritable » pourrait envahir l'être tout entier, semblable à un océan paisible qu'aucune brise ne viendrait perturber. « Tout le bouddhisme est basé sur la possibilité de se libérer de la souffrance, de s'en libérer par soi-même et d'être seul capable de s'en libérer », précise Alexandra David-Néel.6 Le caractère autodidacte du dharma était pour plaire à la « Beat generation » éprise de liberté, et les apôtres du « new way of psychology » adoptèrent d'emblée cet aspect « pari sur l'être humain ». Ils comptaient aussi sur les ressources cachées des humains, ils croyaient en leurs potentiels et en leurs capacités de résilience. Le dharma proposait aux chercheurs de bonheur le prestige de parvenir au nirvana par leurs propres moyens. Le culte de l'individu gonfla ses voiles et, au lieu d'en perdre, l'ego prit quelques kilos supplémentaires et l'essai de l'exploratrice française allait être phagocytée par le credo du bonheur joué sur les grandes orgues de l'économie libérale

Frédéric Lenoir, historien des religions bien plus médiatisé que Lionel Obadia ou Bernard Faure, interprète ce nouveau départ comme « un virage à cent quatre-vingts degrés que le bouddhisme a effectué après la Seconde Guerre mondiale ». D'après lui, il serait devenu « plus pragmatique que dogmatique ». Lenoir ajoute que ce bouddhisme « prêt-à-porter » nous fut alors proposé comme « un travail sur soi qui nous permettrait de répondre à nos questions et à nos souffrance existentielles, un développement personnel qui engagerait tous les aspects de l'être humain : corps, imagination, émotions, psychisme et esprit, pour que chacun puisse y trouver son propre chemin vers le bonheur véritable. »7

 

pp.111-113

Un devoir d'insurrection contre « l'ordre cannibale »

« Qui est cet ogre animé par un ordre cannibale qui broie la vie de milliards d’êtres humains, accroît comme jamais les inégalités et la misère, épuise la planète, plonge dans la déprime les populations, aggrave les replis identitaires sous l’effet de la dictature du marché ? Cet ogre, c’est le capitalisme qu’il faut tuer comme l’hydre à plusieurs têtes », se révolte Jean Ziegler.8 Par le truchement d’un dialogue avec sa petite-fille Zohra, l'ex-rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation et actuel vice-président du comité consultatif du Conseil des Droits de l’Homme, appelle à une insurrection pour renverser l'hégémonie du capitalisme. Et Zohra demande à son grand-père : « Quand viendra cette insurrection ? » « Personne ne le sait », répond-il, « mais elle est proche »... parce qu’elle est inéluctable.9

Depuis plus de deux siècles, nous nous traînons comme des somnambules dans les couloirs glauques d'une dictature économique qui se dissimule derrière le drapeau blanc de la démocratie et des Droits de l'homme, en évitant soigneusement de mentionner les « droits du citoyen » car ceux-ci pourraient mener trop loin. Si on veut mettre un terme aux excès inhérents au capitalisme, nous n'avons plus d'autre choix que saisir nos droits de citoyens et exiger un changement radical.

Notre environnement immédiat nous informe de l'urgence de ce changement radical. Nous assistons au naufrage des espèces vivantes : 70% d'entre elles ont disparu en quarante ans.10 Honte soit sur les dévoreurs de la planète ! Avons-nous définitivement baissé les bras ? Avons-nous accepté une fois pour toute que le cadre « démocratico-libéral » est là, inéluctablement ? Le capitalisme est-il réellement irremplaçable comme il veut nous le fait croire ? Ou manquons-nous à ce point d'imagination, d'esprit de décision et de courage pour nous en débarrasser ?

Selon le GIEC11, nous sommes à un tournant de l'histoire de notre planète, il est urgentissime d'annuler totalement toutes les émissions de CO2, nous n'avons plus le temps de les calculer en termes de pourcentages. Le climatologue belge, Jean-Pascal Van Ypersele, dont les travaux sont reconnus internationalement, nous appelle à mettre tous nos efforts en commun pour ne pas dépasser une hausse de 1,5 degré Celsius. Deux degrés serait une catastrophe irréversible pour de nombreux écosystèmes planétaires.12 Cela demande l'implication d'initiatives « horizontales » - individuelles et associatives – en synergie avec les structures « verticales », c'est-à-dire des décisions politiques.

Certains économistes, conscients de l'urgence, prônent une réaction « bottom-up », une transformation exigée par les citoyens eux-mêmes et forçant les politiques à changer de direction. Pour Jean Ziegler, il s'agit d'un « devoir d’insurrection ». Dans une réelle démocratie, une pression citoyenne exercée de manière continue sur les gouvernements et rassemblant au minimum un tiers de la population ferait basculer la mise. Elle peut contraindre les politiciens à revoir les mécanismes de l'économie, les pousser à des choix indispensables : distribution équitable des énergies renouvelables, gratuité des transports publics, isolation des bâtiments, promotion des entreprises participatives, financement d'une agriculture saine, arrêt des déforestations, promotion des véhicules à hydrogène, recyclage des déchets, interdiction des plastiques d'emballage et de l’obsolescence programmée, abolition de la publicité, des croisières de luxe, des « Black Friday », etc.

Les moyens techniques existent, les propositions sont concrètes et viables, elles impliquent les technologies nouvelles des NBIC, IA, 4.013 mises au service de la société, et pas au profit de quelques privilégiés. La mise sur pied d'un organe de décision international destiné à préserver les écosystèmes et d'un tribunal international pour pénaliser les excès fait partie des urgences. Mais un tel revirement à échelle planétaire exige des investissements gigantesques, aussi la création d'une banque internationale destinée uniquement à maintenir la température globale de la planète sous le seuil critique des deux degré d'augmentation est impérative. C'est aux politiques à aller puiser l'argent là où il se trouve, c'est-à-dire dans le portefeuille des multinationales et des lobbys financiers tenus par la poignée de multimilliardaires de la planète. Cependant, ceux-ci sont plus puissants que tous les gouvernements réunis. Dès lors, notre devoir d'insurrection doit se focaliser vers l'abolition des spéculations boursières pour que s'écroule le château de cartes du capitalisme financier, car son effondrement entraînera avec lui les strates inutiles de l'économie libérale.

Einstein avait un avis clair à propos du remplacement de ce système ravageur, il disait : « À mon avis, il n'y a qu'un seul moyen de venir à bout de ce mal, c'est d'établir une économie socialiste, tout en mettant en place un système éducatif à finalité sociale : les moyens de travail deviendront propriété de la société et seront utilisés dans le cadre d'une économie planifiée (...) L’éducation de l'individu visera à développer les capacités individuelles, mais aussi à susciter un idéal d'entraide qui remplacera la glorification de la puissance et du succès ».14 Quelques années plus tard, pendant la chasse aux sorcières maccarthystes, il confirmera sa pensée : « Que doit faire la minorité intellectuelle contre ce mal ? Je ne vois qu'une voie possible : celle, révolutionnaire de la désobéissance, celle du refus de collaborer, celle de Gandhi (...) Un citoyen irréprochable n'accepte pas de se soumettre à une telle inquisition. Si assez de gens sont assez courageux pour choisir cette voie difficile, ils triompheront. Sinon, les intellectuels de ce pays ne méritent pas mieux que l'esclavage qui leur est promis. »15

 

 

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Table des matières du livre

Quelques extraits

 

Notes :

1 http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/06/28/la-meditation-vue-de-la-silicon-valley/

2 https://www.mindfulness-at-work.fr/en/

3 https://www.mindfulness-at-work.fr/en/

4 La positivité, la psychologie positive, les pensées positives, etc., n'ont rien de commun avec le "positivisme" qui est un courant de la philosophie des sciences né au 19èle siècle dans le sillage des "Lumières"

5 Norman Vincent Peale, « The Power of positive Thinking », ou « La puissance de la pensée positive », 1952

6 Alexandra David-Néel, "Le bouddhisme du Bouddha", éd. du Rocher, 1980, p.93

7 Frédéric Lenoir, « La rencontre du Bouddhisme et de l’Occident », Fayard, 1999

8 Jean Ziegler, « Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin) », Seuil, Paris, 2018

9 https://la-bas.org/bibliotheque/economie-et-finance/le-capitalisme-explique-a-ma-petite-fille-en-esperant-qu-elle-en-verra-la-fin : présentation du livre de Jean Ziegler, « Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin) », Seuil, Paris, 2018.

10 Chiffre du WWF

11 GIEC : Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat, en anglais IPCC pour Intergovernmental Panel on Climate Change

12 Jean-Pascal Van Yperzele, « Une vie au coeur des turbulences climatiques » et site du GIEC ou IPCC: www.ipcc.ch

13 NBIC: technonolies nano-bio-informatique-cognitives, IA: intelligence articifcielle, 4.0: industrie du nummérique

14 Dans " Einstein , entre science et engagements", ULB, p.102, citation de mai 1949, publiée dans Monthly Review

15 Dans " Einstein , entre science et engagements", ULB, p.99, citation de juin 1953 dans une lettre à W.Frauenglass publiée dans le New York Times