Les clichés d’un célèbre journaliste belge au Tibet
Réponse aux « Carnets de route » de Philippe Dutilleul à propos du Tibet, parus du 6 au 9 juillet 2009 dans Le Soir
par Elisabeth Martens, le 10 juillet 2009
Qu’attendre d’autre d’un journaliste qui fait un peu de tourisme au Tibet qu’un alignement de clichés éculés qui courent depuis 50 ans en nos contrées ?... surtout lorsque nulle émeute ne perturbe sa route ronronnante vers Lhassa ! Il ne voit que ce que son cerveau lui dicte de voir : des camions remplis de militaires chinois, des Tibétains vivant dans le dénuement le plus total, des preuves formelles d’un génocide culturel, un peuple religieux et attachant, des lamas placés sous haute surveillance, des espions, de la répression, de la maltraitance, etc.
S’il a chanté la beauté d’une dune s’élevant élégamment au pied d’un sommet enneigé, pas la moindre allusion au problème qui touche le Tibet de front depuis une vingtaine d’années : la désertification, due tant au réchauffement climatique (dont les pays industrialisés sont la cause première), qu’au cheptel beaucoup trop important par rapport aux pâturages disponibles. S’il parle des nomades, ce n’est que pour discréditer les autorités qui obligent ceux-ci à se sédentariser.
Loin de lui l’idée qu’il peut s’agir d’un élément pour tenter d’enrayer ce gigantesque problème de la désertification, aux côtés des nombreux autres projets en cours de réalisation. Si le moindre village tibétain jouit de l’électricité, ce n’est, d’après lui, certainement pas pour éclairer les devoirs des enfants le soir, c’est juste pour accélérer l’économie chinoise ! Que dire alors des 3 milliards d’euros que la Chine injecte annuellement pour le développement du Tibet ?… ce ne sont, d’après lui, que des miettes (miettes valant 50% de l’ensemble de l’aide européenne à l’Afrique entière) à côté de ce qu’a coûté la construction du chemin de fer vers Lhassa.
Ce train qui, bien évidemment, n’a été construit que pour exporter les minerais et autres richesses du Tibet vers la Chine (mais où a-t-il vu une mine au Tibet ?) et, dans l’autre sens, pour importer militaires et colons chinois. Ne peut-il penser que ce train va permettre au Tibet de développer sont tourisme ?… si, bien sûr, il le dit même, mais le tourisme (surtout chinois !) va détruire le peu qui reste de la culture authentiquement tibétaine !
Comme la plupart des touristes occidentaux, il préfère que les Tibétains continuent de répondre à nos clichés, quitte à sacrifier l’eau courante, une douche, une toilette, quitte même à sacrifier une meilleure alimentation. Car, s’il parle de vieux pèlerins se nourrissant d’un bol de thé au beurre et d’une boulette de tsam-pa à l’ombre d’un peuplier, il ne mentionne pas les montagnes de légumes qu’on trouve maintenant sur tous les marchés citadins au Tibet.
Et pourquoi ne dit-il pas que si le pèlerin peut s’asseoir à l’ombre d’un arbre, c’est grâce à un travail de plantations que les autorités tibétaines poursuivent avec entêtement ? S’il parle des buildings sans âmes qui ont défigurés Lhassa, a-t-il au moins souri devant les immeubles, places, magasins, nouvellement construits en respectant le style tibétain ancien, suivant une loi récente de l’urbanisme ?
S’il parle des Chinois qui partout ont installé l’électricité, pourquoi n’ajoute-t-il pas qu’elle est à 100% verte (hydraulique) ? Pourquoi ne parle-t-il pas des autres projets écologiques qui ont cours au Tibet actuellement : utilisation de méthane, bannissement du charbon, un tiers du territoire déclaré zone protégée sans industrie, etc. ?
S’il parle du chaleureux sourire des enfants, sait-il que les familles tibétaines, ne devant pas répondre à la restriction des natalités, comptent en moyenne quatre enfants ? A-t-il dit que la langue tibétaine est enseignée dans toutes les écoles primaires au Tibet, a-t-il dit que l’accès aux études, tant dans les examens d’entrée que dans l’obtention de bourses, est facilité pour les Tibétains (par rapport aux Han) ?
A-t-il compté le nombre d’instituts de tibétologie qui se sont ouverts en Chine les vingt dernières années afin de préserver la culture tibétaine ? A-t-il dit que 4% de la population du Tibet se trouve actuellement dans les monastères (chiffre supérieur à celui des autres pays d’Asie) ?
A-t-il dit que parmi ces moines courent un grand nombre d’enfants dont les plus jeunes ont à peine six ans (alors qu’une loi interdit aux monastères d’accepter des enfants de moins de seize ans) ?
Non, il préfère conforter l’opinion belge dans tout ce qu’elle pense savoir du Tibet : rien de nouveau, aucune analyse, uniquement des stéréotypes qui engloutissent huit pages facilement vendue à un quotidien que l’on pensait sérieux. La méfiance affichée des autorités chinoises vis-à-vis de nos médias n’est pas anodine !... Il est vraiment dommage pour Monsieur Dutilleul qu’il n’ait pas eu l’opportunité d’un trip au Xinjiang ces jours derniers.
Au moins, il aurait eu de l’événement à vendre à bon prix : dénombrer le nombre de camions militaires arpentant les rues d’Urumqi, de femmes et d’enfants blessés par des armes chinoises, le nombre de commerces incendiés, etc. Il aurait même eu l’occasion de défendre la nouvelle Mère Thérésa des Ouïgours, Madame Kadeer, une pauvre bergère devenue milliardaire (grâce à la fulgurance de l’économie chinoise !), mais prête à sacrifier son commerce pour aider les huit millions d’opprimés du XinJiang. Même discours, exactement, que pour les Tibétains : « pas de liberté, aucun droit à la parole, extermination de la culture et de la langue des Ouïgours, les Chinois s’enrichissent, les Ouïgours s’appauvrissent, etc. ». Elle se trouve d’ailleurs en bonne place comme candidate sur la liste des prochains prix Nobel de la Paix, aux côtés de son allié en USA : le dalaï-lama en personne !
Les quelques vingt organisations ouïgours, dont la centrale siège à Munich, qu’elle supervise depuis les Etats-Unis ont le même sponsor que celles de défense de l’indépendance du Tibet : la NED (National Endowment for Democracy), sœur cadette « pacifique » de la CIA dont on connaît le soutien aux indépendantistes tibétains et les implications dans la lutte contre le communisme en Chine. Les problèmes rencontrés par les provinces lointaines de la Chine (Tibet, XinJiang, et bientôt Mongolie) sont d’ordre économiques, et de ce fait se manifestent à un niveau social. Si on veut nous faire croire qu’il s’agit de conflits ethniques et politiques, soulevons la pierre pour détecter quel est le serpent qui se cache dessous, il n’est jamais bien loin.
Monsieur Dutilleul ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de conclure ce Carnet de route en se mordant la queue : « seule une libéralisation politique du système chinois, sous la pression occidentale, redonnera quelque vivacité et espérance aux revendications tibétaines ». Bref, tant que la Chine reste communiste, tant qu’elle ne fait pas mine d’adhérer à nos modèles de démocratie, il n’y a rien à espérer d’elle. Oublions sa fulgurante ascension, la relative stabilité de ses 1,3 milliards d’habitants (pas de « subprimes » ni de récession en Chine), l’entremêlement de ses 55 ethnies et la cohabitation de ses diverses cultures.
Au lieu de se baser sur des analyses qui englobent au moins un peu la géopolitique concernant la situation dans ces provinces lointaines (comme par ex. celles de Chossudovsky sur www.mondialisation.ca), ou de se pencher sur le fonctionnement interne de la Chine (voir par ex. « La pratique de la Chine, en compagnie de François Jullien », d’André Chieng, aux éd. Grasset), Monsieur Dutilleul préfère les marchands de bonheur : de Ricard à Lenoir, y a-t-il encore quelques décences à emprunter le pas de ces piètres randonneurs au Tibet, avec ou sans Tintin ?