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Le "Grand Tibet du dalaï-lama" : une mosaïque d’ethnies, de langues et de cultures (2)

par Jean-Paul Desimpelaere, le 10 mai 2009

Dans la première partie de cet article,  j'ai surtout parlé de la portion Nord du Haut plateau, avec les Hui, les Mongols, les Tu, et la migration des Qiang, et j'ai abordé la portion Sud, avec les Rongba, les Yi du Sichuan. Dans cette seconde partie de l'article, je parle plus du Sud et Sud-est du Haut plateau, avec les Nu, les Naxi, ou d’autres groupes ethniques, tous fiers d’être des Nu, Naxi ou « autres ». Ils n’ont que faire d’un « Grand Tibet ». Nombreux sont ceux qui m’ont dit  ne pas vouloir être « rattachés » au Tibet, ni faire partie d’une sorte de « Grand Tibet »(1).

 

Les Naxi
Le groupe matriarcal des Naxi vit dans la province du Yunnan. Les Naxi sont animistes et lamaïstes. Leur festival annuel aux flambeaux est universellement connu. Symboliquement, les flambeaux éloignent les climats extrêmes et protègent les cultures. Bien avant l’âge d’or du régime Tubo au Tibet, ce territoire a connu une grande autonomie.

Dame Naxi (photo JPDes. 2007)
Dame Naxi (photo JPDes. 2007)

Le village d’Eya, où vit une population Naxi, se trouve dans le Sud du district autonome tibétain de Muli, dans le département autonome des Yi du Liangshan. Ce qui suit est compliqué pour nous, mais cela montre qu'en Chine, cela peut exister : une simple province peut comprendre quelques « départements autonomes », un département peut à son tour comprendre plusieurs « districts autonomes » où vivent divers groupes ethniques.


Dans le cas du village d'Eya, le département est principalement Yi, un des districts est tibétain et un des villages du district peut encore être autre chose, Naxi en l’occurrence. Nos « communes à facilités francophones » en Flandre sont déjà un casse-tête, mais avec nos méthodes balkaniques, je crains que nous soyons complètement perdus dans ces régions multiculturelles du Sud-ouest de la Chine !


Les 1600 Naxi de Eya comprennent 165 ménages. Le village n’est pas accessible par la route, il se trouve à quatre journées de cheval de la ville la plus proche. La société Naxi étant matriarcale, elle est bien loin du système hyper-patriarcal en vigueur dans les monastères tibétains. Chez les Naxi, les relations sexuelles sont autorisées en dehors de la famille. Un ménage peut être composé de plusieurs sœurs vivant avec un ou plusieurs hommes, et tous les enfants issus de ces échanges libres. La distribution des rôles au niveau du travail se fait de manière classique : les hommes gardent le bétail et font du commerce, les femmes s’occupent des champs, de la cuisine et de l’habillement.  « Naxi » signifie « habillés de noir ».
Les naxi sont 300.000 au total et sont concentrés autour de la petite ville touristique bien connue de Lijiang. Leur écriture est ancienne, elle comporte 1500 pictogrammes. Chaque pictogramme forme une syllabe qui, reliées entre elles, forment des phrases. Elle diffère de l’écriture chinoise ou tibétaine.


Les rois tibétains Tubo ont entretenu une relation amicale avec les Naxi. Étant donné leur proximité géographique, certaines caractéristiques culturelles sont communes aux deux ethnies, par exemple, la construction des stupas, la préparation de beurre et la gravure de pierres mani. Leur hobby est de chercher de l’or sur les berges des rivières. Le petit village est aujourd’hui relié à l’électricité, et bien sûr connecté au réseau TV.


Lisu, Nu, Pumi, Drung : tout le monde est différent dans le Nord-ouest du Yunnan
Encore davantage vers le Sud, on trouve autant de variations ethniques que de variétés de fleurs d’une vallée à l’autre. En tant qu’Occidentaux, nous aimons quantifier les choses. Nous commencerons donc par le groupe le plus important, soit les Lisu qui sont 700.000. Ils sont polythéistes et vivent dans la région située entre le Mékong et le Yangzi, toujours est-il que le 14ème dalaï-lama les inclut dans son « Grand Tibet ».


Il en est de même pour les Nu, au nombre de 40.000, également polythéistes, qui vivent le long du cours supérieur du Salween. Ils administrent un district qui leur est propre. Dans les environs vivent également les Pumi, au nombre de 35.000. Auparavant, leur territoire se situait sur le Haut plateau tibétain, mais à cause de l’extension des clans tibétains, ils ont migré vers le Sud. Ils ont adopté le lamaïsme et le taoïsme. Quant aux Drung, au nombre de 8000 habitants, ils occupent une petite enclave dans l’extrême Nord-ouest du Yunnan.


Le village de Jiasheng, dans le district de Gongshan, est situé sur la rive du Salween. Gongshan se trouve tout près de la frontière avec le Myanmar. Le Tibet se trouve à 100 km. Comme Jiasheng était éloigné de la route qui relie le Yunnan au Tibet, ce village était inaccessible à tout véhicule motorisé jusqu’en 2000. 100 familles Nu, 120 Lisu, 30 tibétaines, 20 Drung et quelques familles Han y vivent ensemble ; toutes ces familles parlent plus ou moins toutes les langues des différents groupes ethniques du village. On y trouve un petit monastère lamaïste et une église catholique avec une véritable horloge. Les villageois se rendent à l’église à Pâques et à la Noël pour chanter en chœur et pour lire des extraits de la Bible, et ils fréquentent le temple des lamas le reste de l’année. L'église est gérée par deux femmes Nu, elle a été fondée par un missionnaire français, sous la protection de la dynastie chinoise Qing, qui a localement interdit l’esclavage ainsi que certains horribles rituels.


Les Bai de l'ancien royaume de Nanzhao
Plus au Sud, nous arrivons auprès des Bai, ils sont environ deux millions. Ils pratiquent le bouddhisme chinois et vivent dans une autre petite ville touristique bien connue, Dali, située sur la rive du lac Eryuan. Au début de notre ère, les dynasties Qin et Han avaient construit des postes de contrôle sur la Route de la Soie, vers le Myanmar et l’Inde. Mais après le déclin de la dynastie Han, les Bais ont créé le puissant royaume Nanzhao qui s’étendait jusqu’au Myanmar. Les Bais sont des commerçants confirmés qui ont pratiquement investi tous les petits marchés et petits magasins du nord du Yunnan.


Aujourd’hui, on trouve dans de nombreux villages de la région un mélange de Bai, de Tibétains et de Han. Ils se réunissent à l’occasion de la célèbre fête traditionnelle du « bain de printemps » :  de nombreuses sources d’eau chaude et quelques geysers se trouvent juste au Nord du lac Eryuan. Au début de l’été, les Yi de Liangshan, les Tibétains de Dêqên, les Naxi du Mont Yulong et les Bai participent depuis toujours – bien fringués – à cette grande fête collective. Le 14ème dalaï-lama compte également l’ancien royaume de Nanzhao dans le « Grand Tibet ».

 

les
les "redoutables" commerçantes Bai (photo JPDes. 2007)


Les Lhoba et les Memba, des petits groupes du Tibet du Sud-est
Pour parachever le bouquet, mentionnons encore deux minuscules minorités au Tibet même. Les Lhoba qui constituent un des plus petits groupes ethniques de Chine, ils sont à peine 3000 personnes. Ils parlent une langue qui leur est propre, mais sans écriture propre. Pour communiquer à distance, ils utilisaient un savant système de nœuds. Auparavant, ils étaient plus nombreux, mais les Tibétains les ont refoulé dans les forêts du Sud-est du Tibet, les considérant comme des sauvages. Ils était interdit aux Tibétains de faire du commerce avec eux et de pratiquer des mariages mixtes. Les Lhoba vivaient dans des huttes en bambou et chassaient avec arcs et flèches. Ils se nourrissaient de viande et négociaient les peaux, quand ils le pouvaient. En tant que « compagnons  du Yeti », ils subirent presque le même sort que lui : l’extinction.


Actuellement, cela se passe mieux pour eux et la modernisation les a atteint. Ils ont d’abord reçu des subsides pour construire de petites maisons. De l’orge a été planté sur des parcelles installées en terrasses. Les autorités ont offert des semences, des outils et… de l’engrais et des insecticides. Leurs revenus ont décuplé. Ensuite qu’est-il arrivé ? Eh bien, l’électricité et la télévision ont fait leur apparition. Les Lhoba disent « nous ne nous sentons plus seuls le soir, nous restons plus longtemps éveillés pour regarder la télé ».

Une activité commerciale a également vu le jour : la cueillette de champignons « caterpillar fungus » qui rapporte facilement 800 euros par an à une famille Lhoba.


Un deuxième groupe d’anciens chasseurs sont les Memba (ou Moinba). Ils sont établis au Sud-est du Tibet, dans d’autres vallées subtropicales où, à présent, ils cultivent du riz. Ils sont plus ou moins 10.000. Au 17ème siècle, ils ont été soumis à l’autorité du 5ème dalaï-lama.  A cette époque, trois fiefs  existaient dans la région (2), tous les Memba devaient devenir serfs. Ils possèdent une langue propre, ce qui est déterminant pour le classement des « minorités nationales », tel que la Chine le conçoit aujourd’hui.


Et encore : les Jingpo, Bonan et Demba
Des peuplades migrèrent de l’autre côté du Haut plateau, d’autres furent assimilées par les Tibétains, et certaines ont pratiquement été exterminées au fil du temps. Ce fut le cas des Jingpo, dont les femmes se parent de façon typique, avec des chapeaux cylindriques rouge vif. A l’origine, ils vivaient à la frontière du Qinghai et du Tibet. Ils en ont été chassés et vivent aujourd’hui au fin fond du Yunnan, où ils forment un groupe plutôt compact de 170.000 personnes.


Ces mouvements de population ont parfois donné lieu à la création de nouveaux groupes. Ce fut le cas pour les Bonan dont l’existence remonte au 12ème siècle. Ils sont issus du mélange de Mongols, de Hui, de Han, de Tibétains, et de Tu. Ils ne sont que 17.000, parlent un dialecte mongol, ils sont musulmans et vivent ensemble dans une petite région du Nord-est du Qinghai. Dans des temps reculés, ils ont pu échapper au servage pratiqué par le monastère lamaïste voisin de Longwa, en déménageant tout simplement leurs trois villages de quelques dizaines de kilomètres.


La dernière minorité reconnue est celle des Demba, à Zayu, au Sud-est du Tibet. En 1959, ils étaient 300. Aujourd’hui, ils sont 2000. La musique rock a fait son chemin jusqu’au village et pour le week-end, la maison communale locale est convertie en bar disco, alors qu’il y a peu, il fallait douze jours de marche pour arriver jusqu’à eux….


Notes :
(1) Lors d’interviews auprès de villageois rencontrés au cours de mes voyages
(2) Un fief est un domaine seigneurial comprenant un certain nombre de champs qui appartiennent à l’autorité locale auquel un certain nombre de familles de fermiers tibétaines doivent allégeance.