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La religion, opium du peuple ?

de Elisabeth Martens, le 23 avril 2009

Parle-t-on de la foi religieuse ou de l’institution religieuse ? S’il s’agit de la foi religieuse, je pense que Marx avait raison de la considérer comme « opium du peuple » dans le sens où les religions tout comme l’opium endorment les consciences, donc endorment les douleurs et les angoisses qui y sont liées.

 

C'est bien connu, les pratiques méditatives (les psaumes et récitations en sont) augmentent le taux de sérotonine dans le sang (d’où la « sérénité » qui en découle), un neurotransmetteur proche de l’endorphine ou de la morphine.

Mythes, totems, dieux, etc. sont des produits de notre conscience ; ils ont la fonction biologique de calmer nos angoisses de perte (toute perte se ramenant à la perte de vie, ou à notre mort). Croire en des dieux, produits de notre conscience, ou en un Dieu unique dans lequel tous les précédents se sont cristallisés (comme c’est le cas dans les trois grandes religions monothéistes) ne change rien à cette fonction biologique.

Croire en un Dieu unique ou en un Au-delà qui n’a plus le nom de Dieu mais qui en a les attributs de transcendance (comme dans le bouddhisme) ne change rien non plus à cette fonction biologique. Il s’agit toujours de proposer à l’être humain un Salut, c’est-à-dire une délivrance par rapport à sa souffrance existentielle, un moyen de transcender à demeure sa vie physique et temporelle. Jusque là, nous parlons de la foi religieuse. Est-elle un danger pour le « peuple » ?

J’aurais plutôt tendance à penser qu’elle est un moyen de défense efficace utilisé de longue date par de nombreuses sociétés contre le gouffre de l’angoisse de perte, un phénomène adaptatif en quelque sorte.
 
Mais lorsque l’être humain est tendu vers cet Au-delà auquel il veut croire et qu’il espère atteindre, il est possible de lui faire subir toutes sortes d’aliénations dont il ne se rend pas compte ou qui ne le touchent plus autant. Sa conscience s’endort, et avec elle sa douleur existentielle, et aussi son désir de faire changer ses conditions d’existence.

Dès lors, il est compréhensible (mais intolérable !) que le pouvoir (économique, politique) se soit emparé des discours religieux pour les détourner à son profit. Nous parlons alors des institutions religieuses qui ont fait des religions une arme de grande qualité puisqu’elles travaillent le psychisme humain. Je suppose que c’est en ce sens que Marx a écrit, en 1843, dans sa « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » que « la religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans coeur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit ». Nous voici, actuellement, en plein coeur d’une époque « sans esprit » (une époque de surconsommation), d’un monde sans cœur (dominé par le marché libre).

Partout, nous entendons « le soupir des créatures accablées », et nous constatons la montée en flèche des religions, de toutes les religions, quelles qu’elles soient : les mouvements évangélistes, l’Islam, le bouddhisme, etc. Les époques les plus insécurisantes sont les plus prometteuses pour les religions.
 
Et Marx d’ajouter la phrase-clé qui deviendrait un des leitmotivs de mai68 et qui, parallèlement, servirait à quelques futurs dirigeants communistes pour tenter d’éradiquer les religions dans leurs pays respectifs : « la religion, c’est l’opium du peuple ». Bien sûr, c’est l’opium du peuple, cela paraît évident, mais qui n’a pas besoin de son petit shoot de temps en temps ?

Sous forme de psaumes, de mantras ou d’un petit joint pour la route… Quant à vouloir interdire ou éradiquer un tel moyen de défense, cela me semble assez illusoire.

D’ailleurs est-ce souhaitable ? N’est-ce pas un peu comme vouloir ôter à une espèce animale une faculté d’adaptation qui a mis des millénaires à se mettre en place et qui a fini par faire ses preuves ? Je suis pourtant entièrement d’accord avec Marx lorsqu’il dit que « la critique de la religion est la condition première de toute critique », car les religions sont l’expression première de l’inconscient humain, elles émanent de la « matière psychique humaine ».

Mais les critiquer n’est ni les interdire ni les éradiquer ; c’est avoir un esprit critique vis-à-vis d’elles parce que, estime Marx, elles ont pendant trop longtemps freiné l’évolution des sociétés humaines. Les critiquer, c’est les mettre à distance et en faire un objet d’analyse, c’est constater leurs fonctions et leurs dysfonctions, leurs apports et leurs erreurs. C’est par l’analyse critique des religions que, peut-être dans longtemps, arrivera un moment où les sociétés et les individus n’auront plus besoin de ce moyen de protection, que leur manière d’utiliser la « douleur du monde » aura évolué.

Ils auront appris à ne plus écrire les initiales de « liberté », « amour », « au-delà », « éternité », etc. avec des majuscules.
 
On pourrait ajouter ici, et j’aime à le faire, qu’il existe des sociétés qui ont déjà passé le « cap de la majuscule », par exemple, la société chinoise… dont la pensée ne s’écrit qu’en caractères qui ne connaissent pas de majuscules ! Ces sociétés ont moins de problèmes que nous à exercer un contrôle sur leurs religions.

En Chine, même si on constate un regain des religions depuis une dizaine d’années, le gouvernement chinois maintient les religions sous surveillance et limite tant que faire se peut les intrications (inévitables) entre le religieux et le politique. Depuis l’époque des Han (début de notre ère), il existe en Chine un Bureau des Religions dont la fonction est de contrôler les faits et gestes des religieux de n’importe quelle obédience (taoïste, bouddhiste, musulman, chrétien, et toutes les autres qui ont cohabité en Chine).

Lorsqu’une religion devient un contre-pouvoir et menace le pouvoir impérial (puis central), une interdiction pure et simple de toute pratique religieuse n’est pas longue à tomber, histoire de remettre les religions à leur place. Actuellement, le gouvernement chinois continue sur la même lancée : il permet les diverses pratiques religieuses, mais il sévit dès que les religions dépassent leurs fonctions, c’est-à-dire dès qu’il apparaît que l’institution religieuse se sert de son discours spirituel pour faire passer implicitement un discours politique.

C’est entre autres ce que reproche le gouvernement chinois au Dalaï Lama, représentant célèbre des Bonnets Jaunes, de même qu’à Li Hong Zhi, dirigeant du FaLunGong. Moins connu que le Dalaï Lama, mais tout aussi influent que lui, Li Hong Zhi utilise une vitrine spirituelle mêlant taoïsme et bouddhisme pour rassembler les masses chinoises autour d’un objectif commun : renverser le parti communiste chinois. Inutile d’ajouter que lui aussi s’est expatrié et que lui aussi est appuyé logistiquement et financièrement par les Etats-Unis : deux exemples de « religions » devenues contre-pouvoirs, largement soutenues par l’Occident et vivement rejetées par la Chine.
 

à l'entrée du Johkang (photo Jpdes 2005)
à l'entrée du Johkang (photo Jpdes 2005)