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Bouddhisme tibétain et gauche bobo

par Elisabeth Martens, le 26 novembre 2009

Depuis que nous avons l’occasion de présenter notre travail de recherche à propos du Tibet (1), nous nous sommes heurtés à une intolérance d’autant plus inattendue qu’elle émanait de milieux sympathisants avec le bouddhisme. En 2009, nos conférences, débats, cours ont été soudainement annulés à plusieurs reprises. Les organisateurs de nos interventions, à qui « nous avons été dénoncés » (termes usités !) et qui pour la plupart sont liés à la « gauche engagée » (proches du PS, des Laïcs, des Ecolos, des progressistes, et même du PC !) ont pris peur devant les menaces de troubles que nos opinions auraient pu causer en leurs demeures.

 

Il est vrai que nos conférences se terminent parfois dans des crises de larmes ou d’hystérie de la part du public qui, s’attendant à une énième conférence sur les conditions inhumaines que la Chine inflige au peuple tibétain, est pris de cours par notre argumentation et se laisse emporter par son indignation. Toutefois, nous voudrions ici interroger l’Union européenne, réputée pour sa « liberté d’expression » : comment se fait-il qu’une opinion différente de la norme, argumentée avec faits et documents à l’appui, puisse devenir un délit « à dénoncer » ?

Le sujet de notre délit peut se résumer en trois points : 

  1. le fait que nous nous prononcions contre l’indépendance du Tibet, et ce en avançant des arguments historiques et géopolitiques. Cela nous range automatiquement dans le « camp prochinois » et nous donne une image qu’on interprète facilement comme agressive, répressive, voire violente. Mais ce refus de notre opinion n’est-il pas simplement la conséquence d’un manque d’informations ? Ce qui nous touche particulièrement c’est que, en raison de notre réflexion politique, nous soyons accusé de menacer l’intégrité du peuple tibétain, voire de l’attaquer ! Or nos travaux n’ont pas d’autre motif que de mieux faire connaître le Tibet, son Histoire, et son développement. Nous y avons circulé à de nombreuses reprises ces dernières années (depuis 1991). En faisant part de nos observations, nous soutenons, avec arguments à l’appui, que dans la situation actuelle, le développement du Tibet ne passe pas par son indépendance. L’indépendance du Tibet signerait inévitablement l’éclatement de la Chine : elle entraînerait avec elle, celle du XinJiang, puis celles de la Mongolie et de la Mandchourie, ce qui serait suivi de l’isolement d’une Chine rabougrie autour de son bassin central et secouée par les courants d’air économiques de l’Occident. Par contre, pour l’Occident, ce serait faire d’une pierre deux coups : la fin du socialisme en Asie, et l’ouverture du gigantesque marché chinois à nos multinationales. C’est ce que visent les puissances occidentales qui voient dans la fulgurante ascension de l’économie chinoise un spectre d’envergure dirigé par un système politique et social que nos gouvernements n’osent pas même interroger. Nous pensons que les Tibétains seraient les premiers touchés par le paupérisme qu’entraînerait inévitablement cette « révolution orange » à la sauce aigre-douce.

  1. le fait que nous expliquions, avec preuves à l’appui, le rôle politique particulièrement répressif que le clergé bouddhiste a exercé sur plus de 95% des Tibétains (serfs et esclaves) pendant un  millénaire (du 10ème au 20ème siècle). Ces faits ne sont pas nouveaux, mais ils sont systématiquement tus ou minimisés par les « dalaïstes », or l’institution bouddhique du Tibet fut une des plus scandaleusement cruelle, arrogante, usurpatrice, et de plus, défendant une religion dogmatique. De nombreux historiens ont mis à jour les exactions du haut clergé bouddhiste au Tibet, mais cela ne semble pas toucher outre mesure notre gauche progressiste qui n’y voit qu’affres d’un lointain passé. Faut-il rappeler que parmi les relations proches du 14ème Dalaï Lama (l’actuel !) se comptent Pinochet, G.W.Bush, Jean-paul II, Haider, Tatcher, Serrano, pour ne citer que les plus illustres. Faut-il rappeler que Sa Sainteté le DL, à l’instar de celle du Vatican, condamne indifféremment l’homosexualité, l’avortement, le suicide et l’euthanasie ? Faut-il rappeler l’origine des gigantesques moyens financiers qui permettent aux centres du bouddhisme tibétain de s’installer en contrées occidentales, qui dans des châteaux, qui dans d’immenses domaines privés, qui dans d’anciennes chartreuses, etc. ? Faut-il rappeler le « contrat » conclu entre le gouvernement américain et le DL, dès avant son exil de 1959, qui a fait de lui un « pion orange » des Américains dans une partie d’échec qui se joue essentiellement entre les USA et la Chine, et où les six millions de Tibétains ne sont que des figurants de seconde zone ?

  2. Le fait que nous démystifions la « bouddhomania » occidentale en démontrant, entre autres, que le bouddhisme est une religion de salut comme bien d’autres, la foi en un Dieu étant remplacée par la foi en un Absolu bouddhiste, le Nirvana . Or le DL et ses lamas répartis en Occident, ne cessent de répéter que le bouddhisme n’est pas une religion, qu’il n’implique pas la foi, qu’il s’agit d’une philosophie de vie, d’une méthode pour trouver le bonheur, etc. Au final, peu nous importe que le bouddhisme soit une religion ou non, mais dans nos travaux nous dévoilons le discours du DL qui associe consciemment et consciencieusement le bouddhisme tibétain au dharma (enseignement originel du Bouddha), et le dharma à une philosophie de vie non religieuse, et ce parce que cela sert efficacement sa vaste campagne défendant les couleurs d’un Tibet indépendant. Durant les années septante, lorsque le DL a démaré cette campagne politique, soutenu par la CIA puis par la NED, un nombre croissant de nos intellectuels de gauche était déçu par les retombées du communisme. Or le DL avait fait alliance avec les USA, il se devait de réunir la classe moyenne intellectuelle et bien pensante de l’Occident autour de l’idée de l’indépendance du Tibet. Si celle-ci était prête à digérer une « philosophie de vie » ou, encore mieux, un « athéisme qui embrasse l’Absolu », elle ne l’était pas à avaler une religion de salut comme celle qu’elle venait de quitter, et encore moins une institution religieuse dont les déviances s’avéraient encore plus profondes que celles du clergé chrétien. Assimiler le bouddhisme tibétain à une « philosophie de vie » fut donc le premier pas de la campagne du DL, le second était d’associer le bouddhisme tibétain à la lutte pour l’indépendance du Tibet, ce qui fut facilité l’archétype qu’incarne le DL : une image biblique du roi-père responsable d’un « peuple torturé et disséminé ». Et enfin, il s’agissait d’assimiler cette lutte pour l’indépendance du Tibet à celle contre la Chine de Mao… un jeu d’enfants à une époque où la presse occidentale se pourléchait des exactions des Gardes rouges. Cette stratégie, menée de main de maître par le gouvernement états-unien, allait séduire bon nombre d’intellectuels au début des années septante, surtout ceux de gauche… dont les héritiers nous désignent comme « victimes de la théorie du complot ». Mais ont-ils jamais fait l’effort d’aller voir plus loin que la sympathie que leur inspire le célèbre sourire du DL ?

Les faits historiques sont toujours sujets à interprétation, l’Histoire est encore une science humaine, fort peu exacte à l’heure actuelle !... voyez par exemple les diverses interprétations concernant les Croisades. Plusieurs historiens et tibétologues avancent cependant des interprétations historiques comme étant des « faits indiscutables », dès lors, ils se perdent dans des discours ethniques qu’ils proclament volontiers éthiques. Nous n’avons pas évité les sujets historiques, mais notre travail déplait et dérange parce que nous avons choisi comme constat de départ que le Tibet est une province chinoise depuis le 18ème siècle, devenue une des cinq Régions Autonomes de la Chine en 1965, et qu’il doit son développement récent à la politique chinoise menée au Tibet. Dès lors, il nous a semblé correct d’investiguer quant aux réactions suscitées actuellement par le « conflit sino-tibétain » : d’abord la réaction des Tibétains, puis celle des Chinois, et puis celle des Occidentaux.

  1. Réactions des Tibétains, oui mais de quels Tibétains parlons-nous ? S’agit-il des six millions de Tibétains vivant en Chine ou des 120.000 Tibétains vivant hors de Chine ? Leurs réactions sont bien différentes. Les six millions de Tibétains vivant en Chine ne désirent nullement voir le clergé bouddhiste se réinstaller au pouvoir, même si une majorité d’entre eux serait heureuse du retour du DL comme représentant religieux. Ils considèrent toutefois que l’agitation occidentale autour de la question de l’indépendance du Tibet pourrait se retourner contre eux et la ressentent comme une menace pour leur quotidien. Leurs préoccupations immédiates sont d’ordre social et économique or, actuellement, leur développement dépend du gouvernement local tibétain et du gouvernement central chinois. Les Tibétains du Tibet ne veulent pas laisser passer cette chance inouïe qu’est le développement de la Chine dont ils ressentent de plus en plus les répercussions dans leur vie de tous les jours. Par contre, la communauté tibétaine en exil, soit environ 120.000 personnes issues majoritairement des classes dirigeantes de l’ancien Tibet (haut clergé, propriétaires terriens et noblesse marchande) est d’un tout autre avis, bien que cet avis soit divisé. Pour les uns, qui suivent en cela le DL, la revendication d’une indépendance radicale est prématurée et ils optent plutôt pour une « autonomie poussée » (mais si on analyse de plus près ce que cela signifie, on ne voit pas très bien la différence avec une indépendance réelle) grâce à des méthodes pacifistes. Les autres, faisant partie pour la plupart de générations plus jeunes, nées hors Chine, revendiquent une indépendance radicale et n’écartent pas la possibilité de prendre les armes contre la Chine. En tout cas, ces deux groupes sont d’accord pour exercer leurs revendications non pas sur la province tibétaine (ou Région Autonome), mais sur ce qu’ils appellent le « Grand Tibet », soit une surface double de la province tibétaine, ce qui représente un quart du territoire chinois !

  1. Réactions des Chinois : les « Chinois de la rue » ne s’intéressent guère à la question tibétaine. Par contre, la classe de plus en plus imposante d’universitaires et d’intellectuels soutient massivement le gouvernement chinois qui, lui, est radicalement opposé à toute discussion à propos de l’indépendance du Tibet et ne veut entendre aucun discours séparatiste. Ce n’est pas nouveau… déjà en 1911, SunYaTsen, en proclamant l’avènement de le République chinoise, a dit que « la force de la Chine viendrait de l’unité de ses cinq nationalités : les Han, les Mandchous, les Mongols, les Ouïgours et les Tibétains, qui devraient rester soudées comme les cinq doigts d’une main ». Pour la Chine intellectuelle et politique, le Tibet est une province chinoise et ce n’est certainement pas sous la pression des Américains ou des Européens qu’il changera de statut. La Chine, encerclée de bases militaires américaines (les USA viennent de signer un contrat nucléaire avec l’Inde !), a fort bien compris que le Tibet et ses occupants sont, pour l’Occident, un atout de choix dans un conflit géopolitique dont l’enjeu est la suprématie économique au niveau mondial. Autrement dit, si les USA parviennent à déstabiliser la Chine grâce entre autres à une manipulation judicieuse du « conflit sino-tibétain », la Chine risque l’explosion, et la balance économique pourrait à nouveau pencher du côté occidental. C’est cette explosion que la Chine veut éviter à tout prix, car c’est le seul moyen de sauvegarder un équilibre multipolaire.

  2. Réactions des Occidentaux : les intellectuels ont un avis assez tranché sur la question tibétaine, avis qu’ils partagent unanimement avec les médias. Ils savent pourtant que les médias ne font qu’obéir aux exigences du marché et, en général, la gauche est la première à dénoncer ces nouveaux « chiens de garde ». Mais quand il s’agit du Tibet, on dirait que leur esprit critique est tout à coup paralysé. Or, depuis plus de cinquante ans, les médias diffusent en chœur les mêmes informations sur le Tibet, sans analyse ni remise en question. Tout au long de la Guerre froide, le conflit sino-tibétain a été  utilisé par les Etats-Unis pour discréditer le communisme chinois. Cette propagande systématique aurait du mettre la puce à l’oreille de notre gauche bien pensante : ne s’agit-il pas d’une manipulation de l’opinion publique ? Non, ils n’ont vu que du feu dans les « aimables fadaises du dalaï », feu spirituel auquel ils ont  allumé dévotement des bâtons d’encens en l’honneur de quelques robes oranges. Idem pour nos gouvernants : eux aussi obéissent aux lois du marché, sans quoi ils se voient rapidement écartés de leurs fonctions. Or, depuis la Chute du Mur, la question tibétaine s’inscrit dans un conflit géopolitique mondial dont l’enjeu réel est économique ; d’où les politesses réservées au DL lors de ses visites officielles en Occident, mais un statut quo politique qui exaspère la communauté tibétaine en exil.

                                  

Qu’une portion non négligeable de notre « gauche bobo » ait fait sien le bouddhisme comme chemin spirituel, soit. Mais il se fait que, simultanément, elle a épousé la « cause tibétaine »… et ceci sans même s’en rendre compte. En effet, comment douter de la parole d’un saint sage dont les attributs sont tolérance et compassion ? Le sage éclairé a visé juste en jetant tout dans le même panier : dharma, bouddhisme tibétain, peuple tibétain, lutte pour l’indépendance du Tibet, lutte contre la Chine communiste. Ce que nos travaux mettent en lumière est l’utilisation politique que fait le DL (et sa suite) de sa religion et, pire, de « son peuple ». Car, si le DL rajoute plusieurs couches de sérotonine à sa spiritualité, ce n’est pas même dans le but de soutenir les Tibétains ou de défendre le Tibet, non, c’est pour justifier un conflit beaucoup plus vaste qui se trame entre l’Occident et la Chine. Lorsque nous mettons cet enjeu politique et économique à nu dans nos conférences et que nous montrons concrètement l’implication du DL aux côtés de celle de la CIA, de la NED, de « Voice of Free Asia », de International Campaign for Tibet », des « Amis du Tibet », et autres ONG à vocation tout aussi humanitaire, c’est le tollé : comment ose-t-on confondre une « spiritualité authentique » et intrigues économiques ? C’est pourquoi, régulièrement, nous sommes censurés et pointés du doigt comme « terroristes de la pensée bouddhiste », « vilipendeurs de la cause tibétaine »,  « spécialistes autoproclamés qui ne s’intéressent au Tibet que pour mettre en avant leur propre idéologie », et nous en avons entendues bien d’autres encore ! Cela nous laisse songeurs : loin de l’esprit libre-exaministe, signe distinctif du bouddhisme du Bouddha (le dharma), les autorités du bouddhisme tibétain, suivies en cela  par les mouvements pour l’indépendance du Tibet, exerceraient-elles une sévère censure dès qu’on ose toucher aux limites autorisées de l’Histoire du Tibet, de son clergé, de ses dalaï et de ses trompettes ?

Notes

(1)  « Histoire du bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », E. Martens, L’Harmattan 2007 ; « Tibet, au-delà de l’illusion », J-P. Desimpelaere, E. Martens, Aden 2008 ; « Tibet, kroniek van het dak van de wereld », J-P. Desimpelaere, Epo 2009 ; www.tibetdoc.eu