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Entrée du bouddhisme au Tibet via le royaume de Kuqa

par Jean-Paul Desimpelaere, le 15 juin 2011

L’oasis de Kuqa est située le long de la rivière Muzart. Celle-ci coule depuis les glaciers des monts Tianshan situés à la frontière du Kazakhstan et du Kirghizistan. Après son passage dans la ville de Kuqa, la rivière se dirige vers l’Est, dans le désert, avant de se jeter dans un confluent, la rivière Tarim qui se perd 300 km plus loin dans les sables de cette région septentrionale et désertique.

 

La ville de Kuqa, sur la rivière Muzart, se situe dans l’extrême Nord-ouest de la Chine, au Nord du grand désert de Taklamakan, dans la province de Xinjiang, le long de l’ancienne Route de la Soie. A partir du 2ème siècle avant notre ère, et ce jusqu’à l’invasion mongole du 13ème siècle, Kuqa était le centre d’un royaume.

La population autochtone de Kuqa était des Tokhariens, une peuplade des steppes d’Asie Centrale. Lors de la dynastie Han, en 56 avant notre ère, le royaume de Kuqa devint un protectorat de l’Empire chinois.Plusieurs autres royaumes d’Asie Centrale, entre autres, celui de Dayuan (le Ferghana) dans l’actuel Ouzbékistan subirent le même sort à la même époque. La dynastie des Han consolidait ainsi son contrôle sur la Route de la Soie . Une tour de guet de 18 mètres de haut construite sous les Han est encore visible près de la ville de Kuqa.

La Route de la Soie était une importante route commerciale et source de richesse pour la ville de Kuqa qui était une étape à mi-chemin entre l’actuelle Urumqi (capitale de l'actuelle province du Xinjiang) et les cols à la frontière du Kirghizistan empruntés par les caravanes. Kuqa était aussi réputée pour sa maîtrise de la sidérurgie. Le sous-sol des monts Tianshan recelait des minerais d’or,de zinc, de cuivre, de plomb et de fer.

Les Han exerçaient leur autorité sur le royaume de Kuqa comme ils le faisaient ailleurs : par voie commerciale et diplomatique. L’administration des Han a installé une capitale régionale à Luntai (Bügür) à 150 km de Kuqa. Des familles paysannes venant du bassin central de la Chine ont été installée dans la région afin de défricher des terres le long de la rivière Muzart, d'où un métissage important avec la population locale. Le roi de Kuqa a d’ailleurs donné l’exemple.

La présence des Han dans ces régions de l’Ouest de la Chine est donc bien antérieure à l'arrivée de la population Ouïgoure (10ème siècle), qui est devenue majoritaire au Xinjiang actuel. La proportion de la population Han a considérablement augmenté au cours des 19ème et 20ème siècles et d’importants groupes de Mongols, Kazakhs, Kirghizes et Hui se sont également ajoutés aux Ouïgours.

Mais revenons au royaume de Kuqa. Dès le 1er siècle après J.-C., le bouddhisme en provenance du Cachemire s’y est progressivement installé, s'est peu à peu développé et y a connu son heure de gloire. En témoignent des ruines de temples bouddhistes et surtout les célèbres grottes de Kizil magnifiquement décorées de fresques murales. 72 grottes sur 236 ont été conservées en bon état. Par contre, toutes les statues ont été volées au cours des siècles, par des brigands, puis par les expéditions « archéologiques » des Français, Allemands, Anglais, Russes, Japonais et autres (au 19ème et 20ème siècle).

Les grottes de Kizil (3ème – 4ème siècle) sont plus anciennes que les célèbres grottes de Dunhuang (creusées entre le 4ème et le 14ème siècle). Les scènes qui y sont représentées sont aussi infiniment plus variées : on en compte environ 80, alors qu’à Dunhuang, on n’a répertorié qu’une trentaine de scènes différentes. Grâce aux fresques, on peut lire des histoires légendaires ou véridiques qui s'étendent du 3ème au 10ème siècle.

Par exemple, il y a celle où l'on voit deux voyageurs vêtus à la mode occidentale qui lèvent la tête vers le Bouddha Sakyamuni et le remercient d’un grand geste de la main car il éclaire le chemin de ses bras se transformés en flambeaux pour éclairer leur route. Il y a aussi celle du Roi des Singes qui sauve ses sujets : on voit les singes, poursuivis par des chasseurs armés de flèches, qui échappent à leurs poursuivants en sautant sur un pont providentiel fait d’un arbre que maintient le Roi au-dessus de la rivière. Toutes les émotions sont présentes : la fuite, la peur, la tension, l’espoir face au danger.

Dans une autre grotte, le plafond est divisé en une dizaine de plans rayonnant autour d’un centre. Dans chacun d’eux, un bodhisattva joue de la musique ou danse, cela nous permet d'imaginer plus facilement cette musique tant apprécié à Chang-an, et de visualiser les flûtes et les tambourins qui accompagnaient les danses tant prisées par les poètes des Tang, comme Li Bai ou DuFu.

Le maître tantrique Kumarajiva (344-413) grâce auquel le bouddhisme s'est propagé vers l'Est de la Chine s’est établi à Kuqa. D’origine indienne, il avait étudié le bouddhisme tantrique au Cachemire, avant de partir vers la Chine pour y enseigner le tantrisme. C'était après la division de l'Empire des Han (220 de notre ère), lorsque le général Lu Guang de la dynastie des Qin Postérieurs (une dynastie qui ne régnait que sur une partie du Nord de la Chine) reprit Kuqa.

En 384, le général Lu Guang présenta Kumarajiva à la cour impériale où il resta pendant 17 ans pour diriger un groupe de 800 traducteurs chargés de traduire des sutras bouddhiques du sanskrit vers le chinois. Outre sa maîtrise du sanskrit, Kumarajiva avait appris le chinois et parlait diverses langues locales de l’Ouest de la Chine. Cette première traduction des textes sacrés bouddhiques alimenta une bibliothèque impressionnante de 384 volumes.

Aux 5ème et 6ème siècle, l’Empire chinois s’effondra et la région de Kuqa échappa au contrôle de la Chine. Plus tard, la dynastie des Tang (618-907) rétablit son autorité sur le royaume de Kuqa en y installant une garnison importante, d'où une nouvelle vague de transfert de population vers ces régions.

Le célèbre pèlerin Xuanzang (époque des Tang) relate ceci dans ses mémoires qu'une coutume locale de Kuqa était d’attacher une planche de bois à l'arrière de la tête des nouveau-nés, de sorte que la partie postérieure de leur crâne devienne parfaitement plate. C'était un signe d'élégance et de beauté.

Il se fait que dans une tombe à Kuqa, on a effectivement retrouvé un crâne qui correspond à cette description. Le crâne est exposé dans le musée local.

Durant la dynastie des Tang, les Ouïgours n’étaient pas encore présents dans la région de Kuqa. Au 7ème siècle, leur royaume se situait encore dans l’actuelle Mongolie, entre deux rivières qui se jettent dans le lac Baikal. A cette époque, les Ouïgours et les Tang se sont alliés par mariage.

Les Ouïgours ont prêté main forte aux Tang, d'abord pour mater la guerre civile menée par le Général An Lushan, de 755 à 763, puis pour aider à combattre les Tibétains qui s’étaient emparé d’une partie de la Route de la Soie au Gansu. Ce n’est que vers le 10ème siècle, après la chute de leur royaume, que les Ouïgours ont migré vers le Xinjiang actuel.

Le royaume de Kuqa ne fut jamais envahi par les Tibétains, bien que ceux-ci aient régné sur un vaste Empire durant le 8ème siècle. Ils restèrent néanmoins toujours au Sud du désert de Taklamakan. A l’Est de ce désert, en direction de la Chine centrale, les Tibétains prirent Dunhuang, connue pour ses célèbres grottes de Mogao, creusées par les moines bouddhistes à partir du 4ème siècle, et pendant tout un millénaire.

Rappelons ici que le Tibet est entré en contact avec le bouddhisme, tout d'abord par sa branche chinoise, c'est-à-dire celui introduit par Kumarajiva et propagé à partir du royaume de Kuqa. Ce n’est que plus tard que le bouddhisme indien (sa branche tantrique) est arrivé au Tibet. L’influence du bouddhisme chinois au Tibet est souvent minimisée chez nous, sans doute pour des raisons politiques : il vaut mieux afficher une indépendance totale du Tibet vis-à-vis de la Chine, aussi au niveau religieux.

Le royaume de Kuqa prit fin lors de l’invasion mongole au 13ème siècle. Après la dynastie des Mongols (les Yuan, autoproclamés Empereurs de Chine), d’autres peuples ont envahi la région. Les principaux étaient les Dzoungares (turco-mongols) qui, eux-mêmes, furent anéantis par la dernière dynastie chinoise, les Qing, au 18ème siècle.

Les sources pour cet article sont :

  1. The road to Miran”, Christa Paula, Harper Collins, London 1994

  2. HKTCP, Hongkong, nr 329, septembre 2010

  3. Le Monde Chinois, Jacques Gernet, Armand Collin, Paris, 1972

  4. La Route de la Soie, Hier et Aujourd’hui, Che Muqi, Guoji Shudian, Beijing, 1989

 fresque des grottes de Kizil
fresque des grottes de Kizil