Imprimer

Deux 17èmes karmapas pour un seul 15ème dalaï-lama

par Jean-Paul Desimpelaere, le 26 juin 2009

« Une double réincarnation est possible », avance le 14ème dalaï-lama, « mais pas dans mon cas », ajoute-t-il aussi vite. Le dalaï-lama fait allusion aux deux karmapas qui se disputent le pouvoir dans l'école Kagyupa. L'un des deux est son protégé, l'autre pas. Voyons pourquoi et jusqu'où va sa protection.(1)


Le karmapa est le plus haut lama de l’école Kagyupa du bouddhisme tibétain. Les karmapas qui se sont succédé – via le système de réincarnation – ont toujours vécu au monastère Tsurpu, non loin de Lhassa, et ce depuis le douzième siècle. L’arbre généalogique des karmapas est donc plus ancien que celui des dalaï-lamas qui règnent sur l'école des Gelugpa, d'environ trois siècles. Les karmapas sont également les premiers à avoir introduit le système de réincarnation au sein du bouddhisme tibétain (système du tulkou).

 

Comme de nombreux lamas de haut rang, le 16ème karmapa a fui le Tibet en 1959, année terriblement mouvementée. Il est allé se fixer dans le monastère Rumtek au Sikkim. De là, il a construit un vaste réseau kagyupa en Europe et aux États-Unis. Il est décédé en 1981 et dans son « supposé » testament, il est indiqué que sa réincarnation devra être recherchée dans le Sud-ouest du Tibet.

Cela posait un problème : laisserait-on les nouvelles autorités chinoises collaborer à cette sainte recherche ? La question a divisé les réfugiés tibétains. Pour les uns, le testament était un faux ; cette tendance était représentée par Shamar Rinpoche. Pour les autres, il fallait tenter sa chance en R.A.T. et lancer les recherches en Chine même, de manière semi-clandestine. Le 14ème dalaï-lama a soutenu ces derniers.


Le dalaï-lama acceptait donc le fait qu’un membre important du clergé bouddhiste se réincarne au sein du Tibet communiste, chose qu’il exclut totalement pour lui-même, comme il l’a déjà fait savoir lors de ses interviews. Pourquoi l'accepte-t-il pour un karmapa et pas pour un dalaï-lama ?


Les karmapas et les dalaï-lamas ont une histoire de longue rivalité politique. Le 5ème dalaï-lama a conquis le pouvoir tibétain au 17ème siècle après une guerre sanglante avec l’école Kagyupa ; raison pour laquelle il est plus facile pour l’actuel 14ème dalaï-lama de voir le nouveau karmapa se réincarner au Tibet, plutôt que de l’avoir comme rival direct, en exil. C'est pourquoi il a soutenu la recherche du 17ème karmapa au Tibet même.


Mais cette fois, la rivalité a tourné au vinaigre : le régent du monastère Rumtek, Jamgeun Kongtrul, qui devait mettre en branle les recherches du nouveau karmapa à partir du Tibet, a trouvé la mort dans sa BMW la veille de son départ. Suite à ce décès « louche », le monastère Rumtek a été le théâtre de violents affrontements. L'école kagyupa était persuadée que les gelugpa les avaient empêché d'aller chercher eux-mêmes le 17ème karmapa au Tibet. Lors d’une retraite religieuse, en 1993, les deux écoles rivales se sont battues à coups de briques, les moines se jetant des pierres à la tête. La police du Sikkim a dû intervenir pour calmer le jeu et séparer les opposants.


Entre temps, les autorités communistes ont laissé se poursuivre la traditionnelle recherche de la réincarnation en territoire tibétain, sans y porter la moindre opposition. En 1992, un garçon de huit ans, Ogyen Trinley Dorje, fut trouver et devint le 17ème karmapa. Il fut officiellement installé dans le monastère Tsurpu lors d'une grande cérémonie qui, d’après les chiffres de la police, a rassemblé dix mille personnes. La "confirmation" de Pékin a été lue publiquement 14 jours plus tard, dans le monastère-même.


En Inde, le groupe de lamas qui était en opposition avec le dalai lama et avec la Chine (car persuadé que le testament de l'ancien karmapa était faux) a également trouvé son karmapa. Du nom de Thinley Thaye Dorje, il a été nommé 17ème karmapa à Delhi en 1994. Ce dernier n'a pas été reconnu par le dalaï-lama, ni par la Chine.


Fin 1999, le 17ème karmapa du monastère Tsurpu, alors âgé de quatorze ans, a fui la R.A.T. Avec l’aide de sa sœur aînée et du lama Tsewang, ils ont mis le cap sur l’Inde, via le Népal. Ce malgré le fait (ou à grâce à lui ?) que le gouvernement central chinois avait mis à sa disposition un véhicule « tout terrain » afin de faciliter la propagation de la foi bouddhiste.


En Inde, le 14ème dalaï-lama a bien du montrer bonne mine face à ce concurrent potentiel. Il l’a accueilli avec compassion et lui a laissé poursuivre ses études à Dharamsala, dans un petit monastère hors de la ville. Le jeune garçon était quasi assigné à résidence (ou au cloître), le gouvernement indien lui ayant interdit de voyager et, surtout, de se rendre au monastère Rumtek (celui de son prédécesseur) au Sikkim.

Le gouvernement indien craignait que cela ne favorise le mouvement séparatiste du Sikkim. Cette situation convenait parfaitement au 14ème dalaï-lama : une seule star parcourant le monde est bien suffisante !


Le grand réseau des écoles kagyupa mis sur pied en Europe et aux États-Unis par le 16ème karmapa était en émoi : il voyait son leader, le 17ème, sauvé de l’emprise chinoise. Un best-seller a été publié racontant son « incroyable évasion » (2), bien qu'une bonne partie des kagyupa en Occident suive l’autre 17ème karmapa (trouvé en Inde).


En grand sage ayant le pouvoir d'apaiser les esprits, le 14ème dalaï-lama a déclaré en 2000 (par la bouche de son secrétaire privé en France) que « chacun est libre de choisir quelle réincarnation il suit. » On voit donc une sorte de système à « deux poids, deux mesures » se mettre en place : les 17èmes karmapas sont deux, qu'importe !... il suffit aux disciples de choisir l'un ou l’autre.

Mais au dalaï, cela n'arrivera jamais !... il a déjà déclaré bien souvent qu'il était impossible qu'il se réincarne en « Tibet occupé ». Conclusion : « ça peut arriver au karmapa, mais pas à moi... ». Et d'ajouter : « si le peuple tibétain veut une nouvelle réincarnation, celle-ci devra être capable de terminer les tâches que je n'ai pas pu  finir. Cela signifie qu’elle devra se trouver dans un pays libre » (3).


Notes :

(1) Sites web Kagyu : “Karmapainfo France”
(2) “The Dance of 17 Lives” de Mick Brown, Bloomsburry, London 2004
(3) interview avec Amitabh Pal, parue dans le magazine « Mondiaal Nieuws », en mai 2006, www.mo.be