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Le renouveau du bouddhisme au Tibet

par Elisabeth Martens, le 3 mars 2009

Le bouddhisme est l’institution religieuse qui fut la première réhabilitée, suite au traumatisme de la Révolution Culturelle qui déferla sur la R.P. de Chine entre 1965 et 1975. Ce sont les monastères bouddhistes qui, au début des années quatre-vingt, ont donné le signal de départ d’un refleurissement général des cultes religieux en Chine. Les communautés taoïstes ont suivi, puis ce fut le tour des mosquées et des autres.

 

Le renouveau religieux est actuellement en plein boum, bien que les institutions religieuses soient toujours sous le contrôle de l’Etat, tel que le veut la Constitution chinoise (article 36). Cela ne veut pas dire que tout le monde se convertit, loin de là, mais on voit de plus en plus de Chinois dans les temples, les monastères et les lieux de culte, et pas que des touristes crachant, criant et fumant, mais des personnes respectueuses et intéressées.


Le phénomène religieux semble néanmoins assez différent au Tibet et dans la Chine centrale : l’histoire et la culture tibétaines ont été profondément influencées par le bön (religion du Tibet avant que le bouddhisme s’implante) et par le bouddhisme, aussi les Tibétains ont-ils été moins enclins que les Chinois à verser dans le matérialisme (à nouveau, je parle ici du matérialisme philosophique, et non du consumérisme !).

La Chine était historiquement et culturellement prête à recevoir le matérialisme « à la Marx », ayant déjà de longue date un pied dans le matérialisme et l’autre dans la dialectique, ce qui n’était pas du tout le cas des populations tibétaines.

D’où, le renouveau du religieux se fait sentir différemment au Tibet qu’en Chine. Au Tibet, c’est comme si les gens retrouvaient un vieil ami qu’ils avaient dû laisser au fond du placard pendant quelques décennies. Ce sont donc plutôt les personnes plus âgées qui sont fort aisé de pouvoir à nouveau faire tourner leurs moulins à prières et réciter les mantras en faisant le tour du Johkang. Les plus jeunes semblent plus préoccupés par leur moto et leur boulot que par les moulins à prières.

En Chine au contraire, les personnes plus âgées ne comprennent pas l’engouement soudain des plus jeunes pour les pratiques religieuses, les offrandes d’encens et autres génuflexions devant les statues dorées. Elles observent tout ce petit manège d’un œil dubitatif, avec quelques hochements de tête incrédules.


Au Tibet, le retour du religieux est généralisé, même s’il touche moins les jeunes générations. La première remarque notable est la diminution drastique du nombre de moines par rapport à l’ancien régime : de 25% de la population mâle dans l’ancien Tibet à 4% de la population totale aujourd’hui (proportion comparable à celle des autres pays du Sud-est asiatique), ce qui est un réel soulagement pour la population tibétaine ! Certains changements dans la pratique du bouddhisme se sont amorcés dès la réouverture des monastères, au début des années quatre-vingt, mais ils sont beaucoup plus visibles actuellement.

Bien sûr, il y a la restauration des monastères et la construction de nouveaux lieux de culte, mais le changement va au-delà de ces signes extérieurs. Il y a aussi une volonté affichée de la part des instances religieuses compétentes de « dépoussiérer » le bouddhisme tibétain. Par exemple, les tangkas qui, il y a peu, exhibaient encore des dieux-démons bondissant hors des flammes avec, pendu à leur cou, un collier des têtes décapitées, ou d’autres tangkas dignes de nos tableaux de crucifixion ou de flagellation, ont été remplacés dans les temples par des bouddhas méditants, des taras aux milles bras vêtues de robes blanches, des fleurs de lotus en plastique avec lampes fluo incorporées, etc. Certains cultes ont été rendus moins sanglants, par exemple, il est interdit maintenant de sacrifier des animaux pendant des rituels religieux.

Chez nous, on criera sans doute au scandale et à la destruction du « bouddhisme tibétain authentique ». Mais n’est-il pas naturel qu’une religion évolue ? De la même manière que l’église catholique a décidé un jour de laisser tomber le latin et d’utiliser la langue vernaculaire pour rendre les offices plus accessibles aux fidèles, le bouddhisme tibétain opte aujourd’hui pour plus de transparence et tente de diminuer les superstitions, fort nombreuses parmi les Tibétains.


Moins d’ésotérisme veut dire aussi plus de publications, de livres et d’ouverture au public. Pour cela, il faut compter avec une amélioration générale de l’enseignement. Au Tibet, cette amélioration s’avère particulièrement lente, surtout en raison d’une certaine mentalité « de campagne » : à quoi sert l’éducation se demande-t-on dans les villages reculés se calfeutrant dans leurs coutumes au fin fond des vallées ?

Mais la Région Autonome du Tibet reçoit d’énormes subsides qui, entre autres, sont utilisés à développer l’enseignement et à inciter les jeunes Tibétains à poursuivre leurs études jusque dans le supérieur.

On ne peut que déplorer l’attitude de certains monastères bouddhistes qui acceptent des enfants très jeunes (6 ans) dans leurs rangs, mais on déplore tout autant l’attitude des parents qui y envoient leur gamin, souvent en vue de rehausser le karma familial. C’est le genre de superstition qui persiste au Tibet et qui persistera sans doute encore longtemps parce qu’elle est imprégnée dans la culture tibétaine… comme quoi les traditions n’ont pas que du bon !

Cependant grâce à l’effort soutenu de certains intellectuels tibétains conscients de l’importance de l’éducation, le réseau de l’enseignement se répand et se diversifie (« The Struggle for modern Tibet, the autobiography of Tashi Tsering », East Gate Book). Les écoles primaires sont de plus en plus nombreuses et la langue tibétaine a été remise à l’honneur même si elle n’est pas encore utilisée majoritairement dans l’enseignement supérieur (mais ça va dans le bon sens !).


Ce qui est nouveau aussi dans le paysage bouddhiste du Tibet est la prise en charge financière des monastères par les moines eux-mêmes. Pour ce faire, ils comptent principalement sur l’affluence des touristes : chinois, japonais, et autres. Les grands monastères du centre (Lhassa et environs) sont parfois pris d’assaut par les touristes et il serait en effet dommage que les lamas ne puissent pas en profiter. Ils organisent des navettes de bus ; ils taillent des pierres « mani », ils sculptent des bouddhas en bois, vendent des chapelets, des moulins à prière, des tangkas, etc.

Aussi font-ils fi de « l’attitude juste » prescrite par le bouddha : le missionnaire solitaire, mendiant sa nourriture et prêchant sur les routes. Faut-il nous en désoler comme de la disparition des fresques des enfers bouddhistes sur les murs des temples ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une adaptation de la religion à son époque et à sa région ? J’ai déjà montré ailleurs le caractère particulièrement plastique du bouddhisme qui se façonne selon les lieux, les croyances locales, etc. (« Histoire du Bouddhisme tibétain », édité chez L’Harmattan).

En Occident, le bouddhisme n’a pas manqué non plus de s’adapter à nos us et coutumes ! Bien que loin d’être généralisée, cette prise en charge des monastères tibétains par les lamas eux-mêmes présage d’un avenir moins dépendant des dons des fidèles, ce qui ne peut que soulager ces derniers. Peut-être seront-ils plus enclins à envoyer leurs enfants à l’école !

C’est aussi pour alléger les dépenses familiales que le gouvernement de la R.A. du Tibet prévoit une part de son budget pour payer un salaire à certains lamas qui travaillent au maintien de l’ordre et de la propreté ou à l’entretien des monastères les plus visités par le grand public.


Ce qui a encore changé le paysage religieux du Tibet, c’est le départ du dalaï-lama et du haut clergé Gelugpa (« Ecole des Bonnets Jaunes », dont le DL est le représentant le plus illustre). Du fait que ces derniers occupaient une grande partie de la scène temporelle et spirituelle du Tibet, leur départ a fait de la place aux autres écoles qui se sont « reconstitués une santé » sur le Haut Plateau.

Les Kagyupa, les Karmapa, les Nyingmapa, le Bön, ont réapparu, et prennent leurs aises. Un retour à la diversité des écoles assure une plus grande égalité entre les écoles, et donc moins de rivalité. Lhassa et ses environs sont toutefois restés le centre névralgique des Bonnets Jaunes. Les Tibétains en général regrettent le départ du dalaï-lama, mais n’espèrent pas son retour en tant que dirigeant politique.

Qu’il redevienne uniquement un représentant religieux au même titre que les responsables religieux des autres écoles paraît une solution sage à beaucoup de Tibétains. En tout cas, d’après eux, l’avenir du bouddhisme au Tibet n’est pas entre les mains du 14ème DL, et ne sera pas non plus entre les mains du 15ème DL. De l’avis de tous, le 15ème DL devra être élu au Tibet selon le rituel mis en place par les autorités cléricales et confirmé par l’empereur des Qing au 18ème siècle, et il ne devra avoir aucun rôle politique. Par contre, si un autre 15ème DL est élu hors de la Chine, selon des principes mis en place par le 14ème, il aura d’emblée une couleur politique.

Dans le même ordre d’idées, le bouddhisme pratiqué au Tibet est de moins en moins politisé (grâce au contrôle exercé par le gouvernement chinois sur les religions), alors que le bouddhisme tibétain pratiqué hors du Tibet est inévitablement mêlé à des enjeux politiques internationaux.


Cette scission qui s’opère entre bouddhisme tibétain au Tibet et hors Tibet est encore accentuée par le dédoublement, pas uniquement des hypothétiques futurs dalaï-lamas, mais aussi des actuels panchen-lamas et karmapa (autorité religieuse des kagyupa). Il peut nous paraître étonnant que les Tibétains se disent eux-mêmes plus dévoués au panchen-lama qui fut approuvé par la Chine et qui officie maintenant à Xigazé, qu’à celui choisi par le dalaï-lama et qui a été éloigné par le gouvernement chinois.

En réalité, il s’agit d’un des points de désaccord entre les Tibétains du Tibet et le gouvernement tibétain en exil. Dans peu de temps, nous aurons sans doute aussi à faire à deux 15ème dalaï-lama, l’un non politisé qui sera l’autorité des Bonnets Jaunes au Tibet, l’autre politisé qui sera aussi une autorité des Bonnets Jaunes mais en Inde (ou ailleurs). En fait cette situation absurde, qui rivalise avec le burlesque belge, illustre bien que le choix des réincarnations a toujours été sujet à de vives concurrences et déchirements au sein des écoles du bouddhisme tibétain, même de ceux en exil (il existe deux « 17e karmapa » en Inde, issus de deux groupes kagyu rivalisants).

Il s’agit d’une lutte de pouvoirs religieux dont la Chine voudrait se débarrasser, c’est pourquoi elle a tranché en disant que dorénavant les réincarnations se choisiraient uniquement selon la méthode traditionnelle des tulkous et qu’on s’en tiendrait à cela. Il est évident qu’en tranchant de cette manière, la Chine veut renforcer son contrôle sur l’institution du bouddhisme au Tibet qui a souvent été au centre d’émeutes politiques.

 

Dans un monastère du Sichuan près de Daocheng (photo Jpdes 2007)
Dans un monastère du Sichuan près de Daocheng (photo Jpdes 2007)