Face à Vincent Engel qui a parlé de l’évolution de sa pensée sur le Tibet :

Des « spécialistes » font encore tourner leur moulin à prières bourré des mêmes mantras immuables

par Albert Ettinger - 22 octobre 2016

Le site www.tibet.fr vient de publier « une réplique à la chronique de Vincent Engel ». (1) Ses deux auteurs se présentent de prime abord comme « des spécialistes du Tibet et du bouddhisme ». Voilà déjà la première contrevérité, dans un article qui est composé d’omissions volontaires, d’insinuations, de faux-fuyants et de mensonges, et qui ne fait qu’illustrer la prétention, l’ignorance et/ou la mauvaise foi de ses auteurs. En fait, ils pratiquent justement ce qu’ils reprochent à leurs adversaires : propager « de la désinformation et des idées reçues sur le Tibet et le Dalaï-Lama ».

L’auteur, 3e à gauche, avec Andreas Gruschke, Markus Rudolph (expert de l’Asie pour la CDU de Hambourg) et le chef d’une délégation tibétaine en Allemagne
L’auteur, 3e à gauche, avec Andreas Gruschke, Markus Rudolph (expert de l’Asie pour la CDU de Hambourg) et le chef d’une délégation tibétaine en Allemagne

 Carlo Luyckx, l’un d’eux, est président de l’Union Bouddhique Belge et vice-président du Centre d’Études tibétaines. Est-ce qu’il est pour autant un « spécialiste du Tibet » ?
Cet apôtre du bouddhisme tibétain a beau avoir été très « actif dans la création des premiers centres bouddhistes en Belgique et dans l’étude de la peinture des thankas », et avoir étudié « avec Akong Rinpotché depuis 1970 » (le catéchisme lamaïste et les initiations tantriques ?) : Il n’existe aucun travail de recherche et aucune publication de sa part qui pourraient justifier le titre présomptueux de « spécialiste du Tibet ».
Son mémoire de licence de 1988 sur la question du Tibet - très largement dépassé par l’historiographie moderne - mis à part, la seule publication à laquelle il semble avoir contribué, aux côtés d’un Rinpotché, date aussi des années 1980 et fut éditée par une communauté bouddhiste anglaise. Elle porte sur les « stades progressifs de la méditation sur la vacuité ».


Pour bien situer M. Luyckx, il n’est pas sans intérêt de savoir qu’il a été cité comme témoin de la défense dans la sordide affaire de la secte OKC. On a pu lire alors : « Dès le début du procès, la question des pratiques sexuelles dans le bouddhisme a monopolisé l’attention.
D’après Carlo Luyckx, échevin des cultes à Saint-Gilles et président de l’Union bouddhique belge (UBB), elles sont rares et réservées à des adultes qui ont atteint de très hauts niveaux de réalisation. En référence à une plainte, ce témoin de la défense a assuré que la bénédiction des chakras avec un dorje était dépourvue de connotation sexuelle et ne justifiait ni la nudité du disciple ni l’isolement du groupe. » (2) « Rares » ? « Réservées à ceux qui ont atteint de très hauts niveaux » ?
M. Luyckx voulait-il faire croire que ces lamas d’un âge et d’un « niveau » avancés « pratiquent » entre eux ? Est-ce bien toute la vérité, ou est-ce que M. Luyckx a voulu blanchir, sinon son coreligionnaire Spatz, du moins leur religion commune ?
En tout cas, de nombreux auteurs compétents comme le moine japonais Kawaguchi (3), le bouddhologue John Powers (4) , les époux Trimondi, June Campbell, une ancienne partenaire sexuelle de Kalu Rinpoché (5), ou le Belge van Grasdorff, très proche du dalaï-lama et de son clan, soulignent l’importance des pratiques sexuelles dans le bouddhisme tantrique, en confirmant même qu’on y retrouve le « spectre complet des déviances sexuelles ». Rien d’étonnant, puisque déjà le très vénéré Padmasambhava, qui a introduit le bouddhisme tantrique au Tibet, avait « cinq ‘esclaves sexuelles tantriques’ parmi ses disciples ». (6)

Padmasambhava et compagne
Padmasambhava et compagne
 


Le deuxième auteur de la réplique à Vincent Engel s’appelle Vincent Metten. Il est le directeur des Affaires européennes pour l’ONG International Campaign for Tibet (ICT). Avant cet emploi, il a travaillé pour le Ministère de la Défense belge. Un copain idéal en somme pour un bouddhiste forcément et foncièrement « pacifiste et non-violent ».
Dans son CV, rien non plus n’indique une recherche sur le Tibet qui serait allée au-delà de la lecture de quelques pamphlets « Free Tibet ». L’ONG pour laquelle il travaille est-elle composée de spécialistes du Tibet ? Leur spécialité est tout autre. Un authentique spécialiste du Tibet, le chercheur allemand Andreas Gruschke (7), dit dans une interview que l’ICT est le « ‘support group’ le plus important » de l’exil tibétain aux États-Unis et qu’elle « produit des effets de propagande énormes grâce au financement caché provenant de ressources financières du gouvernement américain. » (8)
Selon le professeur canadien Chossudowsky, elle a « une relation particulièrement étroite, intime et ‘intersectée’ avec le NED (9) et le ministère des affaires extérieures américain », comme le montre l’implication, dans le passé, de personnages comme Gare A. Smith, Julia Taft ou Mark Handelman (10), tous des hauts fonctionnaires du gouvernement US ou de ses services et dépendances.


Mais retournons à nos deux « spécialistes » autoproclamés qui ont choisi la dénonciation et un ton condescendant pour s’en prendre à leurs adversaires : André Lacroix, qu’ils qualifient d’ « idéaliste croyant se battre pour le bien de l’humanité », et une autre personne qu’ils ne nomment pas, mais qu’ils qualifient de « militante du PTB de longue date ». Sans doute sont-ils d’avis que l’ « idéalisme », le fait de « se battre pour le bien de l’humanité » ou de militer au sein d’un parti opposé au « système » sont moins honorables que... poursuivre une carrière politique ou se faire payer pour diffuser la propagande de Washington ? Moins honorables, on peut en douter.
Mais en tout cas moins profitables. Voilà qu’un journal américain a récemment informé ses lecteurs que l’engagement au sein de l’International Campaign est extrêmement lucratif. Ainsi, Matteo Mecacci, l’actuel président de cette ONG sous influence, aurait gagné 150 000 $ par an (en 2013), et 16 800 $ « for less than one month’s work in December 2013 ». Et ce journal conservateur américain de critiquer « l’inefficience » d’une organisation qui dépense des sommes considérables pour “no clear purpose other than self-preservation, raising funds to pay for trips to Asia, comfortable salaries and maintenance of an elegant townhouse in Dupont Circle officially assessed to be worth $2.7 million. “ (11)


On peut se demander en effet si des spécialistes de la désinformation comme M. Metten valent l’argent qu’on leur paye. En tout cas, les procédés qu’il emploie dans l’article en question sont plutôt élémentaires. Déjà la manière de citer Vincent Engel pour enlever toute crédibilité à André Lacroix montre que ses facultés sur les plans de l’argumentation (et des règles de la syntaxe !) n’atteignent pas le niveau de sa mauvaise foi.   Lui et son copain bouddhiste écrivent que Vincent Engel « qualifie » son ancien professeur Lacroix « non sans une certaine tendresse de ‘militant de gauche de la première heure et sa vision peut être biaisée’ … ».
La citation originale, estropiée de la sorte afin de pouvoir jeter un soupçon sur André Lacroix – et non pas sur les partisans dévots du dalaï-lama – est précédée, dans la chronique de Vincent Engel, par la référence aux travaux de celui-ci « qui a traduit en français l’ouvrage de Tashi Tsering, Mon combat pour un Tibet moderne, aux éditions Golias. Ouvrage et recherche qui remettent fondamentalement en cause notre vision à la fois du Tibet et du Dalaï-Lama, pour autant que l’on accepte de reconsidérer nos préjugés et de remettre en cause ce que nous pensons savoir … »
Et après avoir concédé que la vision d’André Lacroix, qui l’a incité à repenser ses certitudes et préjugés, « peut être biaisée » (comme celle de tout un chacun), Vincent Engel continue : «  je laisse à chacun la possibilité de consulter la longue synthèse qu’il a consacrée à ce sujet sensible. »


Ce que les auteurs de la « réplique » n’ont manifestement pas fait. Ils ont préféré copier quelques « vérités » toutes faites et répéter quelques clichés. Ainsi, ils prennent la défense de Heinrich Harrer, ami de toujours de « Sa Sainteté », qu'ils présentent comme un « alpiniste autrichien » qui « n’avait pas fait de politique ».
On se demande quand même comment on pouvait ne pas faire de politique tout en devenant membre, d’abord du Nationalsozialistischer Lehrerbund et des SA autrichiennes (il s’agissait alors d’une organisation terroriste mise hors-la-loi par l’Autriche), puis du Parti nazi allemand et des SS. Publier des hymnes de louanges au « Führer », emmener un étendard à la croix gammée au sommet de l’Eiger, accepter avec enthousiasme le rôle du héros-surhomme aryen et se laisser utiliser par la propagande raciste du régime, devenir un chouchou de Heinrich Himmler, épouser – en uniforme SS – une fille issue d’une famille de militants nazis pour devenir le gendre d’un « Gauleiter », terroriser les antifascistes qui avaient la malchance d’être internés, ensemble avec les nazis fanatiques, dans les camps d’internement britanniques en Inde, fuir d’un de ces camps pour essayer de rejoindre les lignes de l’armée impériale du Japon, principal et dernier allié du « Reich », conserver sa « weltanschauung » nazie après la chute de Hitler : honni soit qui voudrait voir en cela une activité politique ! (12)


S’imaginant ainsi blanchir le dalaï-lama, accusé d’entretenir des amitiés sulfureuses, les auteurs de la réplique ne parlent que de Harrer et de Jörg Haider (13).
Ils ont évité soigneusement d’évoquer les noms de Bruno Beger, criminel de guerre nazi impliqué dans le meurtre de juifs et de prisonniers de guerre soviétiques à Auschwitz et à Natzweiler-Struthof, ou de Miguel Serrano, hitlérien ésotérique et chef du parti nazi chilien, ou encore de Shoko Asahara, terroriste bouddhiste condamné à mort pour l’attentat au gaz Sarin dans le métro de Tokyo.
Tous ces personnages peu recommandables se sont retrouvés liés au dalaï-lama, parfois de manière amicale et durable, et sans jamais, en tout cas, susciter le moindre désaveu de sa part, comme si la compassion bouddhiste impliquait le négationnisme…


Le mensonge le plus flagrant, le plus éhonté et le plus grave (parce que le plus fondamental) du duo de prétendus spécialistes est celui qui concerne l’ancienne société tibétaine : ils vont jusqu’à contester carrément que « le régime tibétain traditionnel était un système féodal qui opprimait le peuple et reposait sur le servage ».
Selon eux, il ne s’agit là que d’un « cliché » qui fait partie des « éléments de l’ancienne propagande officielle » chinoise. Cette dénégation est d’un tel culot que même un historien dalaïste-militant comme Laurent Deshayes ou un nazi comme Harrer ne l’auraient jamais osée. Deshayes fait-il sienne la « propagande chinoise » quand il confirme : « La plus grande partie de la population était composée d’agriculteurs et asservie soit aux seigneuries laïques, soit aux lignées religieuses. (…) Ce système féodal reposant sur le servage, le service des nobles à l’État et les corvées se maintiendra sans grand changement jusqu’au milieu du XXe siècle » ? (14)
Et Harrer de même, quand il raconte, par exemple, avoir parcouru à cheval des « domaines aux dimensions énormes » et que des « milliers de serfs » faisaient « partie de chaque propriété ». (15)


Après un tel toupet, il ne manque plus qu’une affirmation qui soit à la fois une offense à l’Histoire, à la logique et au bon sens. Nos deux « spécialistes » n’ont aucun mal à prétendre « que le système politique et social du Tibet était en transition au moment de l’annexion chinoise, le jeune Dalaï-Lama voulant y apporter ses réformes ». Ah bon ! Ainsi, les systèmes politiques et sociaux « transitent » d’eux-mêmes, soudainement, même après plus de mille ans d’immobilisme, et les élites renoncent joyeusement et de plein gré à leurs possessions et à leurs privilèges ?
Il suffirait pour cela qu’un jeune homme de quinze ans, d’ailleurs aussi ignorant et superstitieux que son entourage, en ait eu l’idée ? Quelle analyse profonde, tout à fait digne d’un licencié en sciences politiques !
Reste que le lecteur moins versé dans ce genre de roulés boulés intellectuels risque de se demander quelle transition s’imposait et d’où pouvait bien venir ce besoin de réformes, en l’absence d’un système anachronique de féodalisme et de servage.

 

1.     http://www.tibet.fr/actualites/de-la-desinformation-et-des-idees-recues-sur-le-tibet-et-le-dalai-lama/

2.     http://www.okcinfo.news/2016/les-ex-adeptes-de-la-secte-okc-racontent-leur-calvaire-okcinfo; à lire aussi : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1559967-soumission-devotion-et-abus-sexuels-j-ai-enquete-sur-le-bouddhisme-en-france.html

3.     Au début du 20e siècle, ce prêtre bouddhiste Zen a vécu pendant trois années au Tibet pour y étudier les « Saintes Écritures ». Mais les textes qu’il a pu se procurer, il les a gardés sous clef « for they are too full of obscene passages ». Sur la base de ce qu’il a pu apprendre sur le fondateur du bouddhisme tibétain, il appelle celui-ci « a devil in the disguise of a priest ». (Ekai Kawaguchi, Three Years in Tibet, Madras and London, 1909, p. 413 et p. 163)

4.     John Powers révèle que certaines initiations secrètes « include practice with a consort » et utilisent « a mixture of the fluids produced by male and female deities in sexual union ». Par exemple, l’initiation de la Sagesse «uses a ‘vagina mandala’». Pour ce qui est des perversions sexuelles, certaines pratiques prévoient la consommation de « human meat » et des « five nectars : excrement, brains, semen, blood, and urine. » (John Powers, Introduction to Tibetan Buddhism, Revised Edition, Snow Lions Publications, 2007, p. 270 et 320)

5.     Lire, par exemple : http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/i-was-a-tantric-sex-slave-1069859.html

6.     Gilles van Grasdorff, L’Histoire secrète des dalaï-lamas, Flammarion, 2009, p. 80

7.     Pour la liste de ses recherches et son profil professionnel, voir sous https://de.wikipedia.org/wiki/Andreas_Gruschke

8.     http://www.eurasischesmagazin.de/artikel/?artikelID=20080506

9.     Le National Endowment for Democracy est une organisation du « soft power » américain. La « plus grande part de ses fonds provient du département d'État des États-Unis (ministère des Affaires étrangères), avec approbation du Congrès. (…) En 1991, un des fondateurs de la NED, Allen Weinstein, expliquait au Washington Post que ‘bien des choses qu'ils [à la NED] faisaient maintenant étaient faites clandestinement par la CIA 25 ans auparavant.’ » (source : https://fr.wikipedia.org/wiki/National_Endowment_for_Democracy)

10.  http://www.globalresearch.ca/china-and-america-the-tibet-human-rights-psyop et Michael Barker, « Democratic Imperialism »: Tibet, China, and the National Endowment for Democracy. In: Global Research, 13 août 2007

11.  http://www.washingtontimes.com/news/2015/jun/8/maura-moynihan-mission-failure-at-the-internationa/

12.  Lire à ce sujet: La « german connection » lamaïste – rien qu’un « cliché tibétain » ? sur http://www.tibetdoc.eu/spip/spip.php?article289 , Un livre sur l’expédition SS au Tibet et les liaisons sulfureuses du dalaï-lama : Opération Shambala de Gilles van Grasdorff sur http://www.tibetdoc.eu/spip/spip.php?article328 , Comment on transforme l’ancien SS Heinrich Harrer, « confident et professeur » du Dalaï Lama, en apôtre des droits de l’homme, sur http://www.tibetdoc.eu/spip/spip.php?article338 ; ou encore le livre Zwischen Hitler und Himalaya de l’Autrichien Gerald Lehner

13.  Les rapports de « Sa Sainteté » avec cet ami des « anciens camarades » nazis ne se sont pas limités à une poignée de main, comme ces messieurs veulent le faire croire. Ainsi, la Carinthie sous Haider a contribué à financer le projet (avorté) d’un « Institut International des Hautes Études Tibétaines » en Autriche.

14.  Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Fayard, 1997, p. 37-38

15.  Heinrich Harrer, Sieben Jahre in Tibet, Ullstein Taschenbuch, 2009, p. 329

 

Albert Ettinger, philologue et historien luxembourgeois, auteur de Freies Tibet?, 2014 et de Kampf um Tibet, 2015, éd. Zambon (Francfort-sur-le-Main)