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« Tibet : Ce que Tintin a toujours ignoré » , compte-rendu d'une conférence  à Liège

par Élisabeth Martens, le 14 novembre 2023

Ce samedi 11 novembre 2023, j'ai eu l'occasion d'assister à la conférence de mon collègue et ami André Lacroix. Sous l'intitulé « Tibet : Ce que Tintin a toujours ignoré », il venait présenter son petit livre de 54 pages : « Dharamsalades, Les masques tombent » paru aux éditions Amalthée en 2019. La conférence a attiré tant des « tintinophiles » que des « tibetophiles ».

 

 

 

Finalement, André a surtout parlé d'une autobiographie remarquable, celle de Tashi Tsering, qu'il a eu l'occasion de traduire de l'anglais : « Mon combat pour un Tibet moderne »1.

La vie de Tashi Tsering retrace l'épopée douloureuse du Tibet au cours du 20ème siècle : la fin d'une théocratie bouddhiste particulièrement répressive pour ne pas dire cruelle, en tout cas fort éloignée de l'image compassionnelle qui est la sienne, puis en 1949 la proclamation de la RPC suivie de l'arrivée de l'armée chinoise en octobre 1950, la rébellion de 1956 qui a démarré du Sichuan et s'est répandue jusque Lhassa faisant fuir le dalaï-lama et le haut clergé vers l'Inde, la rencontre de Tashi avec les États-Unis, l'Angleterre et l'Europe, son retour au pays quand la Chine était chahutée par la Révolution culturelle, puis son engagement dans un Tibet moderne où Tashi a construit une structure éducative avec des écoles primaires, secondaires et techniques. Bref, une autobiographie essentielle pour quiconque s'intéresse au Tibet et à sa récente transformation.

 

Après l'exposé d'André, les remarques et les questions ont fusé. Comme toujours dans les conférences sur le Tibet actuel, il y eut des interventions "pro-dalaï-lama", "pro-indépendance du Tibet", "pro-exilés", etc., mais ce qui m'a surtout interpellé, c'est la méconnaissance de l'histoire du Tibet. J'en conviens, il y a mille manières de raconter l'histoire et de l'interpréter, mais les faits, les dates, les intervenants, on ne les invente pas.

 

Le Tibet, était-il indépendant ?

Par exemple, je suis toujours étonnée quand on m'affirme mordicus que le Tibet était indépendant et que la Chine est venue l'envahir fin 1950. Certes, le Tibet était indépendant... entre 630 et 842 après Jésus-Christ ! , à une époque où il n'y avait pas de frontières bien tracées et où ne parlait pas d'indépendance.

C'était l'époque où la dynastie Tubo régnait sur le Haut Plateau tibétain, un territoire revendiqué actuellement par les exilés tibétains et qui représente un quart de la Chine. Après 842, le Tibet n'a plus jamais été indépendant. Fin du premier millénaire, il est tombé dans des luttes entre tribus rivales, puis à partir du début du deuxième millénaire, il a été dominé par le clergé bouddhiste et ce jusqu'en 1950 quand est arrivée l'APL (Armée Populaire de Libération, armée chinoise).

 

Qu'est-ce qui nous fait croire qu'il a été indépendant ?

Cette croyance découle d'un événement historique qu'en général on passe sous silence : c'est l'invasion britannique du Tibet en 1904. L'empire britannique avait la mainmise sur la péninsule indienne et lorgnait vers la Chine. Au début du 20ème siècle, la Chine ressemblait à un grand gâteau que se partageaient les pays européens. Les Britanniques, très gourmands, voulaient aussi leur part du gâteau et avaient tout intérêt à unir le Tibet à leur « British India ». Ils sont entrés au Tibet avec leurs troupes et leurs armes et se sont installés à Lhassa avec leurs comptoirs de commerce. Cela a fonctionné pendant des années, jusqu'à la première Guerre mondiale quand les Anglais ont dû rentrer au bercail.

 

Le « désaccord de Simla »

Avant de rentrer, ils voulaient s'assurer de retrouver leur territoire quand ils reviendraient. Quoi de mieux dans ce cas que de s'allier au clergé bouddhiste qui leur mangeait déjà dans la main ? En 1914, une conférence organisée à Simla, en Inde, a réuni les Britanniques, les Tibétains et les Chinois pour décider du sort du Tibet. Les Chinois n'ont jamais signé « l'accord de Simla » concédant le Tibet aux Britanniques - en réalité, c'était un « désaccord » - pour la bonne raison que le Tibet était annexé au territoire chinois depuis le 13ème siècle et qu'il est devenu une province chinoise sous la dynastie des Qing au 18ème siècle : la Chine n'allait pas lâcher un quart de son territoire !

 

Une indépendance « de facto » ?

Entre les deux Guerres mondiales, la République chinoise fondée en 1911 par Sun Yatsen a été aux prises avec les Nationalistes menés par Tchang Kaitchek, avec les Japonais menés par les Américains, et avec les communistes menés par Mao. La jeune République chinoise avait autre chose à faire que de s'occuper de sa lointaine province « cachée à l'ouest » (« Tibet » se dit en chinois : « Xizang », ce qui signifie « caché à l'ouest »). En Chine continentale, c'était le chaos intégral. Or quand le dalaï-lama parle de « l'indépendance du Tibet », c'est de cette première moitié du 20ème siècle qu'il parle, une période de chaos durant laquelle le Tibet se sentait indépendant, car soutenu par les Britanniques, mais il ne fut aucunement indépendant. Le dalaï-lama parle d'une « indépendance de facto », mais aucun pays au monde n'a reconnu officiellement l'indépendance du Tibet.

 

Qu'est-ce que la « Libération pacifique du Tibet » ?

En 1949, quand Mao a proclamé la République populaire de Chine, la première chose qu'il a faite, c'est de mettre tous les étrangers à la porte et de réunifier les 56 ethnies de la Chine, le Tibet en faisait partie. C'est pourquoi l'armée chinoise est arrivée à Lhassa fin 1950, un événement qu'on a appelé la « Libération pacifique du Tibet », car il n'y eut pas une goutte de sang versé. La population de Lhassa était sidérée et incrédule : on leur promettait la libération du servage et de l'esclavage, cela allait-il réellement se réaliser ?

Eh bien oui, cela s'est réellement passé et c'est ce qui fait que les Tibétains qui étaient au nombre d'à peine 1 million en 1951 sont actuellement plus de 6 millions de personnes qui mangent à leur faim, qui sont scolarisées, qui ont droit à des soins de santé et qui jouissent de nombreux avantages (fiscaux et autres) par rapport aux Han de Chine.

 

La CIA a soutenu, armé et financé le vent de révolte

Mais alors, comment expliquer les rebellions, les émeutes récurrentes et même les moines qui s'immolent pour revendiquer un « Free Tibet » ? Cela aussi s'explique par un événement historique : après la Seconde Guerre mondiale, la « gouvernance mondiale » est passée des mains des Britanniques aux mains des Étasuniens. Sachant qu'un vent de rébellion antichinois mené par le haut clergé bouddhiste s'était levé à partir d'une province voisine du Tibet (au Sichuan, monastère de Litang), la CIA a soutenu, armé et financé ce vent de révolte, si bien qu'il a atteint Lhassa qui s'est mise à flamber en 1959. C'est à ce moment-là que le dalaï-lama a pris ses cliques et ses claques et a rejoint son grand frère qui s'était déjà planqué en Inde avec le trésor du Potala, un magot suffisant pour faire démarrer une communauté tibétaine en exil.

Cela se passait durant l’époque du maccarthysme, en pleine Guerre froide.

 

La campagne « Free Tibet »

Cet épisode qui fut tragique pour le haut clergé tibétain a si bien arrangé les Étasuniens qu'ils ont entraîné des Tibétains à la guérilla dans les montagnes du Colorado en espérant qu'ils viendraient à bout de l'APL. Ils ont dû renoncer. Ils se sont alors tournés vers le dalaï-lama et les exilés tibétains pour en faire les martyrs de la Chine. Les médias se sont réjouis de pouvoir relayer tant d'émotions juteuses, ils s'y sont donnés à cœur joie, tandis que les États-Unis ont largement financé - et continuent à financer - la campagne d'indépendance pour le Tibet en fondant des ONG comme « Free Tibet », « Les Amis du Tibet », « Tibet International Network », etc. Le dalaï-lama est un aimable fou sur l'échiquier de la Maison blanche qui utilise sa notoriété (qu'elle a elle-même créée) pour déstabiliser une Chine qui prend trop d'importance. Quant aux Tibétains qui vivent en R.A.T. et dans les provinces voisines, ils n'ont que faire de cette guerre politique et économique, ils ont juste envie de vivre tranquillement.

 

Qui finance le conflit, à qui profite-t-il ?

Depuis ses débuts, la « Question tibétaine » a été un conflit entre l'Occident et la Chine, d'abord entre les Britanniques et la Chine, puis entre les États-Unis et la Chine. Ce n'est pas un conflit entre les Tibétains et les Chinois. Le Tibet a été pris en otage par le monde ultralibéral et les médias mainstream qui depuis 60 ans nous matraquent de préjugés faciles et d'images toutes faites d'un Tibet qui, autrefois, était idyllique, paisible, spirituel, etc. Rien de plus faux, c'est une des populations au monde qui a le plus souffert d'une théocratie. Pourtant, avec le Tibet, nous nous laissons facilement emporter dans une spirale émotionnelle invitant à la consternation, à la fureur, au dégoût... de la Chine. Tel est le but visé par le triangle infernal de « big-finance, big-politique, big-média » qui nous paralyse, nous traumatise, nous rend incapables de réfléchir, d'analyser et de réagir. Il existe pourtant un passe-partout pour déverrouiller le cadenas des mensonges, il suffit de se poser deux questions : « qui finance le conflit ? » et « à qui profite-t-il ? »2.

 

 Notes :

1« Mon combat pour un Tibet moderne », traduit par André Lacroix, éd Golias (2010); traduction de « The struggle for modern Tibet, the autobiography of Tashi Tsering », GoldsteinM., Siebenschuh W., Tashi Tsering, éd. « An East Gate Book », 1997

 

2 Voir le documentaire de Serge Halimi : « Les nouveaux chiens de garde »