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Suite à la conférence sur le Tibet au "Centre d'Information Tiers Monde" tenue à Luxembourg-ville le 24 juin 2015

par Albert Ettinger, le 7 juillet 2015

J'ai eu l'occasion de donner cette conférence devant un public nombreux et intéressé dont une demi-douzaine d'Amis du Tibet. Un participant (ainsi que d'autres personnes présentes) s'est montré particulièrement outré quant à mes propos, au point d'avoir envoyé aux organisateurs une lettre énonçant son courroux. Voici ma réponse ...

 

 Monsieur,

 

Je me permets de répondre aux reproches que vous avez adressés à M. Decker des « Amis du Monde diplomatique » et aux responsables du CITIM [Centre d’Information Tiers-Monde], qui ont modéré ma conférence du 24 juin 2015, ou ont permis qu’elle se tienne dans leurs locaux à Luxembourg-ville.

Pourquoi vous en êtes-vous pris à eux, au lieu de vous adresser directement à moi ? Serait-ce pour tenter d’imposer une censure à l’encontre d’idées et d’écrits qui vous déplaisent ? Pourtant, vous dites être un adepte d’une religion qui se prétend tolérante.

 

Comme la plupart des « Amis du Tibet », voire des Occidentaux en manque d'informations réelles et concrètes, vous parlez tout d'abord de « l’éradication de la culture et de la langue tibétaines au Tibet chinois », culture et langue qui, d'après vous, seraient « seulement préservées par les exilés tibétains ».

Voici ce qu'en dit Françoise Robin, chercheuse et enseignante à l’INALCO : « Il faut en outre souligner que, depuis le milieu des années 1980, la création artistique et intellectuelle (littérature, musique, peinture, sculpture et, depuis peu, cinéma) est plus vivace au Tibet qu’en exil. » Et elle observe au Tibet chinois «  l’éclosion de formes culturelles et artistiques à la fois issues de la tradition et inscrites dans le contemporain », tandis que les exilés « se sont astreints à l’idéal officiel de préservation culturelle, qui voit en toute création ‘moderne’ trahison et sinisation. » (Françoise Robin : Clichés tibétains, pp. 128-129)

 

En ce qui concerne la langue, « en Région autonome du Tibet (RAT) […] le tibétain est la langue d’enseignement en primaire ». Hors de la région autonome, « l’enseignement peut se dérouler en tibétain si les Tibétains sont localement majoritaires ». Au niveau du secondaire, « le tibétain est la langue principale d’enseignement dans quelques établissements, dits ‘des nationalités’, qui se trouvent dans les provinces du Qinghai, du Gansu et du Sichuan. » (Ibid., p. 139 et 141)

 

Comparons, si vous le voulez bien, la situation de l’alsacien en France, du kurde en Turquie ou du hawaïen à Hawaï !

 

Ceci pour les deux clichés les plus répandus à propos de la Région Autonome du Tibet par lesquels vous commencez votre complainte.

Mais vous allez plus loin en pointant du doigt « l'incompétence du conférencier montrant l'une des divinités courroucées du bouddhisme tibétain pour en déduire qu'il s'agit d'une religion sanguinaire, tandis que  les attributs terrifiants de ces divinités symbolisent tout simplement la destruction de l’ego et des passions négatives (avidité, colère, etc.) qui empêchent de progresser spirituellement » ?

 

Tout ne serait donc que symbole ? Même le classique de la tibétologie européenne qu’est Rolf A. Stein en doute fortement puisqu’il écrit, à propos des lamas adeptes du tantrisme : « Ils tenaient (…) à présenter, au non-initié et au peuple surtout, une interprétation symbolique des gestes rituels qui, pris à la lettre, devaient choquer la morale commune. » Qualifier les doctrines et rites du lamaïsme de purement « symboliques » serait donc une vieille tactique pour éviter de heurter les sentiments de décence des laïques et, de nos jours, des Occidentaux.

 

Voici en tout cas quelques exemples d’autres auteurs (d'après vous, également incompétents?) qui traitent du côté terrifiant du lamaïsme et surtout de l’extrême cruauté de la société dont ce lamaïsme fut la légitimation et le fondement idéologique :

Ces quatre témoins directs d'un Tibet hautement culturel sont sans doute plus au fait de la société tibétaine que vous et moi pour y avoir séjourné pendant plusieurs années.

Quant à l'argument des « monastères rasés » sous les ordres de la Chine communiste, vous semblez perdre de vue que le pillage et la destruction des monastères a été une vénérable tradition tibétaine et bouddhiste.

 

Vous êtes vous rappelé du monastère Kagyupa de Drigung Thil, détruit par les Sakyapa en 1290 ? Ou avez-vous songé au monastère que les Karma-Kagyüpa avaient construit près de Lhassa en 1480 avant qu’il ne soit incendié et détruit par les Gelugpa (qui en plus tentèrent d’y tuer le septième Karmapa) ? Le monastère Tselpa-Kagyüpa de Gungthang, détruit en 1546,  vous est-il venu à l’esprit ?

Parmi les monastères détruits, avez-vous aussi comptabilisé le grand temple des Talung-Kagyüpa, incendié l’année suivante (en 1547)? Vous vous êtes sûrement souvenu des monastères de Drepung et de Sera que le seigneur de la province du Tsang, lui aussi bouddhiste, attaqua en 1618, tuant la plupart de leurs moines ? Peut-être vous êtes-vous rappelé des monastères Gelugpa du Kham, détruits au milieu des années 1630 par les troupes du prince de Beri à l’instigation du seigneur du Tsang? Et de Gushri Khan, l’allié des Gelugpa, qui commença par attaquer les monastères des Karma-Kagyüpa au Kham avant de se tourner en 1641 vers Lhassa et de prendre Shigatse ? Vous êtes-vous rappelé Tsurp´hu, le siège principal des Karma-Kagyüpa près de Lhassa, qui fut alors pillé ?

 

Vous ne comptabilisez probablement pas les monastères de la secte mineure des Djonangpa, puisqu’ils ne furent pas détruits, mais seulement confisqués par les « inquisiteurs » Gelugpa (c’est l’historien Deshayes qui les appelle ainsi) ? Par contre, les monastères Nyingmapa, pillés au début du 18e siècle par les Tsoungares, grands alliés des Gelugpa, devraient faire partie de votre bilan, tout comme Tashilhunpo, saccagé en 1791 par les Gurkhas népalais conduits par des hommes du Sharmapa. À la fin de la même année, il y eut d’ailleurs aussi la saisie par les Gelugpa, de tous les monastères des Karma-Kagyüpa et l’occupation de leur siégé de Yangpatchen.

 

Ce sont là d’assez vieilles histoires, j’en conviens.

Mais qu’en est-il du célèbre monastère de Tengyeling rasé par les troupes du 13e dalaï-lama ? Ou du monastère de Loseling, partie intégrante de Drepung, qui fut attaqué et assiégé par 3000 soldats du dalaï-lama en 1921 ? Vous devez vous rappeler que, en 1947 encore, l’armée de Lhassa s’est livrée à une guerre civile avec les moines du monastère de Sera. Le régent de l’époque fit bombarder Sera Che par son artillerie et raser le monastère de Reting.

Il semble donc que le pillage ou la destruction de monastères soit une vénérable tradition tibétaine et bouddhiste.

Les « Chinois communistes » ont-ils réactualisé cette tradition tibétaine et bouddhiste de pillage et de destruction ? Pas nécessairement puisque la disparition de la grande majorité des 2.500 monastères du Tibet dans les années 1959-1962 fut une conséquence quasi immédiate de la réforme agraire. Celle-ci, en distribuant la terre aux serfs et aux vilains, a enlevé à ces monastères leur base économique. Il ne faut pas oublier que les moines bouddhistes comptaient parmi les plus grands propriétaires fonciers du Tibet. Les destructions survenues au cours de la « Révolution Culturelle » qu’on invoque souvent pour prouver une volonté chinoise de détruire la culture tibétaine ont été le fait de « gardes rouges », en grande majorité… tibétains.

 

Cher Monsieur, que vous n'ayez supporté d'écouter mes propos « qui ridiculisaient la culture et la religion tibétaines en citant ce qu'en disaient David-Néel ou le moine japonais Kawaguchi » et que vous ayez quitté la salle en protestant n'a rien pour m'étonner. Je suis habitué à ce genre de réactions de la part du public européen qui, faute de temps (j'ose l'espérer ainsi!) et d'esprit critique, ingurgite sans broncher les savoureuses fadaises de son bien-aimé Dalaï, elles-mêmes dictées par une volonté géo-politique qui semble le dépasser (restons poli). Je me souviens qu'après votre départ de la conférence, une dame assez hystérique s'est efforcée de me décrédibiliser en me reprochant de publier chez un éditeur "extrémiste de droite et de gauche, et en plus antisémite" et d'écrire sur le "site chinois"(sic!)  tibetdoc.eu, où j'aurais attaqué l'irréprochable Frédéric Lenoir !

En plus, j'aurais falsifié ou biaisé le contenu de la biographie de Tashi Tsering en citant sa critique de l'ancienne société au lieu de celle, beaucoup plus soutenue et importante selon elle, des "Chinois qui l'ont fait jeter en prison", suivant en cela le mauvais exemple de mon ami André Lacroix qui d'ailleurs ne serait "que le traducteur du livre de Melvin Goldstein », etc. Le public n'a pas apprécié ces attaques personnelles et je n'ai pas manqué de lui répondre, ce que je me permets aussi à votre égard.

Notes : les ouvrages cités sont les suivants :

« Clichés tibétains, idées reçues sur le toit du monde », sous la direction de Françoise Robin, éd. Du Cavalier bleu

« Journal de voyage », Alexandra David-Néel, éd. Seuil, livre de poche

« Les élixirs de l’illumination », Kongpo Lama Jesche Tsöndrü

« Un pèlerin bouddhiste au Tibet », Tsybikov, éd. Peuples du monde

« Three Years in Tibet “, Kawaguchi, éd. Bibliotheca Himalayica

« Mon combat pour un Tibet moderne », récit de vie de Tashi Tsering, traduit en français par André Lacroix, éd. Golias

« The Struggle for Modern Tibet : The Autobiography oh Tashi Tsering », Melvyn C. Goldstein, William R. Siebenschuh, Tashi Tsering (Paperback)