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Le Kailash et ses quatre fleuves mythiques

par Elisabeth Martens, le 13 mai 2020

Le Kailash dont la forme rappelle celle d'un diamant à quatre faces régulièrement taillées, se nomme "Kang Rinpoché" en tibétain, le "Précieux joyau des neiges". C'est une montagne sacrée pour plus d'un milliard de personnes dans le monde, principalement les fidèles de l'hindouisme, du bouddhisme, du jaïnisme et du bön. Le Kailash est pour eux un haut lieu de pèlerinage. Tout Tibétain se doit d'en faire la kora (le tour) au moins une fois dans sa vie. Le pèlerinage autour du Kailash prend en général trois jours : 52 km parcourus à une moyenne de 5200 mètres d'altitude.

Niché à 5080 mètres, face au versant nord du Kailash, le monastère de Dira-puk accueille les pèlerins au soir de leur première journée de marche. Notre guide tibétain nous entraîne vers une petite pièce sombre et reculée du monastère et nous montre, dissimulé derrière un carreau crasseux, un tableau aussi délavé que délabré. Oublié dans ce recoin poussiéreux, c'est la vie de plus d'un milliard de personnes qui est racontée ici, celle des populations vivant le long des quatre fleuves qui, dans la mythologie tibétaine, prennent leur source au pied du Kailash.

   Le tableau illustrant les 4 sources du mont Kailash
Le tableau illustrant les 4 sources du mont Kailash

 

Sacré, le Kailash l'est également parce qu'il se situe au cœur d'une zone qui commande un vaste réseau hydrographique, celui des régions irriguées par les quatre grands cours d'eau qui démarrent à moins de 100 km de la montagne, ce qui aux dimensions du Tibet est « fort proche ». Chacune des quatre sources est symbolisée par un animal qui, sur le tableau, montre sa tête au pied d'une des quatre faces du Kailash, celles-ci sont chacune caractérisée par la couleur d'une pierre précieuse. Au centre des quatre cours d'eau, un arbre porte des fruits. Le Kailash et ses quatre fleuves sont un élément majeur du « château d'eau de l'Asie ».

Du versant nord du mont sacré de couleur or, jaillit la "fontaine du lion". Au départ de la gueule béante du fauve, les eaux du Sengge Tsangpo (l'Indus) se dirigent vers l'ouest, traversent la frontière chinoise au sud du col du Karakorum, puis dégringolent à travers le Pakistan du nord au sud pour se jeter dans la Mer d'Oman à proximité de Karachi.

Au pied du versant ouest symbolisé par la couleur du rubis, le Kailash abrite la "fontaine de l'éléphant". Le pachyderme abrite la source du Langchen Tsangpo (le Sutlej) ; la rivière se dirige vers le Penjab et, ne s'inquiétant nullement des frontières que se disputent l'Inde et le Pakistan, elle vient grossir les eaux de l'Indus au Pakistan.

A proximité du versant sud du Kailash, couleur lapis-lazuli, la "fontaine du paon" remplit la rivière Karnali, encore appelée la Ghaghara. Celle-ci traverse le Népal et rejoint le Gange dans le nord de l'Inde qui, plus à l'Est, partage son delta avec le Brahmapoutre.

Enfin, la "fontaine du cheval" jaillit à l'est du mont Kailash, le versant diamantin. Le cheval fertilise la vallée du Yarlung Tsangpo sans laquelle le Tibet serait un désert inhospitalier. Arrêté par les monts Meili qui se dressent dans les contreforts Est de l'Himalaya, le Yarlung bifurque brusquement vers le sud et pénètre en Inde où il prend son nom sacré de « Brahmapoutre », le « fils de Brahma ». Il rejoint le Gange au Bangladesh. Tous deux se jettent dans le Golfe du Bengale en formant un gigantesque delta dont les crues promettent le pire et le meilleur pour les 160 millions de Bengalis qui y vivent.

Au centre des quatre fleuves, l'arbre fruitier représente la vie qui s'épanouit... non sans remous, car si le lion et l'éléphant attisent les conflits entre le Pakistan et l'Inde, le paon et le cheval sont quant à eux à l'origine de tensions entre l'Inde et la Chine. L'accès à l'eau est l'enjeu principal de ces disputes autour du mont Kailash : l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre fournissent de l'eau à plus d'un milliard d’individus, or les glaciers de l'Himalaya sont directement impactés par le réchauffement climatique.

 

 

 

Vers l'ouest : l'Indus et le Sutlej

L'aire « Hindu Kush-Himalaya » (HKH) concentre des centaines de montagnes dont de nombreux pics qui culminent à plus de 7000 m. Le Kailash est l'une d'elles, bien que son sommet n'atteigne que 6638 m. Ces montagnes détiennent plus de 77 000 km² de glace, plus que n’importe où dans le monde, à l’exception des pôles arctique et antarctique. C'est pourquoi on surnomme l'HKH, le « troisième pôle ».

« Les glaciers et le manteau neigeux sont en quelque sorte de grands réservoirs d’eau », explique Michèle Koppes, climatologue à l’université de la Colombie-Britannique à Vancouver. Cette eau est lentement libérée au fil des saisons, des décennies, voire des siècles, à mesure que ces glaciers et ce manteau neigeux fondent. La fonte des glaciers et la couverture neigeuse régulent le débit des fleuves depuis des millénaires, mais le les récentes perturbations climatiques provoquent une fonte plus rapide qu’à l’accoutumée. Cet immense réservoir se vide rendant vulnérables les populations et les écosystèmes qui dépendent de cette eau.

Les hauts sommets ressentent les effets du changement climatique plus fortement qu’ailleurs dans le monde. Certaines parties de la région de l'HKH, comme le flanc Nord-Ouest de la chaîne montagneuse, notamment le Karakorum, sont encore plus sensibles que d'autres. Si, comme suggéré par le GIEC, l’objectif d'une hausse maximale de 1,5 °C est respecté, ces pics pourraient connaître une hausse des températures de plus de 2 °C. Selon le rapport "HKH Assessment", un tiers des glaciers de l'HKH devrait avoir fondu avant 2100, menaçant l'accès à l'eau de centaines de millions de personnes. 40 % de l’eau de l’Indus et de son affluent majeur, le Sutlej, provient de la fonte de glaciers situés dans l'HKH.

Sur le court terme, leur fonte rapide signifie qu'un volume d’eau plus important descend des hauts sommets. Plus de 3.000 lacs glaciaires se sont formés dans la région, 33 posent un risque de vidange brutale mettant en danger sept millions de personnes. Le glacier pakistanais Shisper qui fait partie du massif de Karakorum, glisse jusqu'à quatre mètres par jour, menaçant les villages en contrebas. "Les vies humaines, les biens et les animaux sont en danger", explique un villageois, évoquant la possibilité de crues subites, d'éboulements rocheux et d'une pénurie d'eau potable. La fonte du Shisper combinée à celle de 200 autres glaciers de la région entraîne des effets en chaîne qui impactent la vallée d'Hassanabad, provoquant une avancée de dix fois supérieure à la normale de centaines de tonnes de glace et de roches.

 

Le glacier Shisper dans le Karakorum au Pakistan
Le glacier Shisper dans le Karakorum au Pakistan

 

L'impact de la fonte des glaciers de l'HKH se fait également sentir dans les plaines à des centaines de kilomètres d'Hassanabad, en perturbant le débit de l'Indus qui, en temps normal, procure 90% de l'alimentation en eau du Pakistan. A plus long terme, le volume des glaciers ira en s'amenuisant, les conséquences pour l'agriculture du Pakistan seront sévères, mais ces perturbations du débit de l'Indus risquent aussi de détériorer les relations, déjà difficiles, entre le Pakistan et son grand voisin indien. Ces deux nations dépendent de l'Indus et de ses affluents, or d'après le World Ressources Institute, elles sont parmi les pays qui risquent le plus de subir une prochaine pénurie d'eau due à la diminution du volume des glaciers de l'HKH.

Au problème de la rapide fonte des glaciers due au réchauffement climatique, s'ajoute celui d'une croissance démographique continue tant en Inde qu'au Pakistan. Les experts parlent déjà d'une catastrophique "raréfaction absolue d'eau" dès 2025. L'Inde et le Pakistan se partagent l'accès à l'eau de l'Indus par un traité datant de 1960, mais Islamabad craint à présent que New Delhi n'use de sa position en amont (au Penjab indien) pour restreindre le débit en aval (au Pakistan), comme l'Inde a déjà menacé plusieurs fois de le faire, et ce encore en 2019.

 

Vers l'est : le Yarlung-Brahmapoutre

La Chine prévoit la construction de grands barrages dans la Région autonome du Tibet, principalement sur le cours du Yarlung Tsangpo et de la Nu, un de ses principaux affluents. Ces ouvrages hydroélectriques qui seront disposés aux confins du Tibet oriental sont susceptibles de provoquer des tensions avec l'Inde et le Bangladesh, les deux États voisins de la Chine situés en aval du fleuve Brahmapoutre (Yarlung Tsangpo au Tibet). Celui-ci forme au Bengale indien et au Bangladesh l'un des deltas les plus fertiles et une des régions les plus densément peuplées de la planète. Côté indien, on s’inquiète de voir la Chine contrôler les eaux de ce fleuve vital.

 

La Chine rassure l'Inde en prétendant conserver une attitude responsable dans la gestion transfrontalière des ressources hydriques, elle affirme prendre en considération les possibles conséquences sur les régions situées en aval. « Les barrages planifiés n’affecteront pas la prévention des inondations ni l’écologie des zones en aval », a promis la porte-parole du ministère des affaires étrangères, Hua Chunying.

Le Zangmu, le plus grand barrage du Tibet, a été mis en fonctionnement en 2015. Ce monstre de béton situé à 140 kilomètres à l'Est de Lhassa est exploité par le groupe China Huaneng, l'une des cinq plus grandes entreprises d'électricité gérées par l’État. Avec ses 116 mètres de haut et 388 mètres de longueur, le Zangmu produira 2,5 milliards de kilowattheures chaque année et sera bientôt rejoint par 5 barrages supplémentaires dans un enchaînement en cascade. « Il permettra d’atténuer la pénurie d’électricité au Tibet central et valorisera le développement énergétique de la région », déclarait la société chargée des travaux, le groupe Chine Gezhouba basé à Wuhan.

Le projet du Zangmu qui a coûté 9,6 milliards de yuan (environ 1,5 milliard de dollars) répond encore à un autre défi que la Chine relève : réduire drastiquement sa consommation de charbon, source d'une pollution atmosphérique de plus en plus critiquée dans le nord du pays. C'est une manière de rassasier les mégalopoles chinoises boulimiques en énergie tout en maintenant la vitalité de la croissance économique, une « croissance verte » précise Pékin qui s'est officiellement engagée à réduire ses émissions de CO² par unité de PIB de 60% à 65% par rapport à 2005, et à les plafonner d’ici 2030. L’enjeu des constructions hydroélectriques au Tibet est de taille : pour Pékin, il s’agit de multiplier par plus de 2,5 ses capacités hydroélectriques pour atteindre 568 GW d’ici 2030.

En Inde, la crainte est présente que ces projets de barrage deviennent une arme chinoise pour contrôler l’eau de l’Asie. La Chine pourrait perturber l’approvisionnement en eau en amont, la détournant à son profit comme elle le fait déjà avec les eaux du Fleuve bleu détournées vers le nord du pays, ce qui provoquerait des sécheresses sur le cours inférieur du Brahmapoutre. Mais la Chine pourrait aussi libérer les eaux du Yarlung engendrant alors de graves inondations en aval. Pékin argumente que la création d'un réservoir en amont du barrage permet de réguler les débits du fleuve en aval ; durant la saison sèche, il permet de lâcher l'eau et d'éviter le tarissement de son cours, et durant la saison humide, de stocker l'eau et d'éviter les crues trop importantes. Selon Pékin, une telle régulation de l'eau aura un effet positif sur l'irrigation des cultures tout le long du fleuve.

Le réchauffement climatique et ses conséquences sur la fonte des glaciers himalayens avivent les craintes de l'Inde. De nombreux glaciers de la zone centrale de l’Himalaya et de l'Est de la chaîne ont déjà reculé de 20 à 47 % depuis l’an 2000. Les glaciologues prédisent que si rien n'est fait, 50 % de leur volume aura fondu d’ici la fin du siècle. Comme pour l'Indus, le débit des fleuves va augmenter dans un premier temps, menaçant les constructions hydroélectriques et provoquant des glissements de terrain, des amoncellements de boue et de roches, des inondations. Puis, avec la disparition des glaciers, son débit ira en s'amenuisant, asséchant peu à peu les régions situées en aval.

De plus, la région des contreforts Est de l’Himalaya est sujette aux tremblements de terre, l'un d'eux pourrait provoquer une rupture de barrages. Les populations installées en aval courent un grand risque d'inondation brutale, comme cela s'est déjà produit quand un lac s’était formé suite à la rupture d'un petit barrage au Tibet sur un affluent du Tsangpo en juin 2000 et que son effondrement avait provoqué des crues importantes laissant plus de cent morts et disparus en Arunachal Pradesh.

Par ailleurs, une déstabilisation de l'écosystème du Brahmapoutre entraînerait une perte de la biodiversité le long du fleuve et dans ses eaux. Les modifications des crues du fleuve devraient quant à elles amener les populations de la région d'Assam (État de l'extrême est de l'Inde) à revoir leurs pratiques agricoles, prétend l'Inde.

Fonte des glaciers et réchauffement climatique

La fonte rapide des glaciers de l'HKH est la cause principale des perturbations survenant sur les quatre grands cours d'eau venant du Kailash, que ce soit sur ceux qui se dirigent vers l'Ouest ou sur ceux qui se dirigent vers l'Est. La fonte des glaciers est due au réchauffement climatique qui est, en premier lieu, à imputer aux pays industrialisés, mais aussi au Sud-est asiatique qui compte des régions surpeuplées comme en Inde, en Chine, au Bangladesh. Toutefois, c'est la planète entière qui est concernée par les conséquences du réchauffement climatique, ce sont des scénarios dignes des pires films d'horreur qui nous attendent.

Les émissions de gaz à effet de serre ont déjà provoqué une hausse de 1,15°C de la température moyenne de la Terre, augmentant les probabilités et l'intensité des canicules, des sécheresses et des tempêtes. Le risque d’événements en cascade pourrait survenir dès 2°C, estiment les experts. Ils ajoutent qu'il n'est pas impossible, si l'humanité prend maintenant des mesures drastiques de réduction d'émission des gaz à effet de serre, d'infléchir les scénarios catastrophes vers celui d'une terre "stabilisée". Les scientifiques estiment que d'ici quelques années, la température moyenne de la Terre pourrait se stabiliser à +4°C ou +5°C par rapport à l'ère préindustrielle, donc bien au-delà de l'objectif de l'accord de Paris (+2°C maximum). Cependant, une telle stabilisation des températures ne pourrait pas abriter plus d'un milliard de personnes... ne sommes-nous pas 7,7 milliards en 2020 ?

 

sources:

Delahaye Iris, « Les eaux de l'Himalaya, un enjeu stratégique pour les pays d'Asie du Sud », https://www.cairn.info/revue-monde-chinois-2013-1-page-80.htm


Pomeranz K., traduit de l'anglais par Ratel G., « Les Eaux de l'Himalaya : barrages géants et risques environnementaux en Asie contemporaine »,

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-etcontemporaine-2015-1-page-7.htm

 

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/la-chine-met-en-activite-son-barrage-controverse-sur-le-brahmapoutre_15131

 

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat/les-deux-tiers-de-l-himalaya-pourraient-fondre-d-ici-2100_131253

https://asialyst.com/fr/2015/11/13/le-tibet-sous-le-poids-des-barrages-chinois/

 

http://cidif2.go1.cc/index.php/categories/2493-chineinde-qui-heritera-du-qchateau-deauq-de-lasie

 

https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/data/77627/reader/reader.html#!preferred/1/package/77627/pub/110045/page/5

 

https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/meteorologie-annee-2020-sera-t-elle-plus-chaude-jamais-enregistree-72016/

 

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat/un-terrible-effet-domino-menace-de-transformer-notre-planete-en-une-etuve_126564