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Le Kailash, autour de la montagne sacrée, jour 3 (carnets de voyage, Tibet occidental 2019)

par Élisabeth Martens, le 26 mai 2020

Tsoepel nous assure qu'aujourd'hui, ce n'est qu'une courte balade pour le retour vers Darchen, un faux plat en descente, rien de difficile, 15 km « very easy ». Nous démarrons donc sans empressement, sous un soleil qui pique déjà la peau du visage et brûle nos lèvres gercées. La satisfaction exaltante du « travail accompli » nous transporte vers notre nouvelle vie. Malaxant notre âme, les peurs et les souffrances d'un karma révolu se reprogramment sur le « beau fixe » de notre baromètre proprioceptif. Nous longeons gaiement la rivière, laissant frétiller les petites ailes de l'auto-louange.

 

La rivière se resserre soudain comme prise en étau dans une gorge trop étroite pour tout ce remous écumant. En traversant un petit pont de bois auquel manquent plusieurs planches, Tsoepel nous signale un attroupement de pèlerins tibétains qui s'activent autour d'une source à flanc de montagne. Ils remplissent des bouteilles en plastique, avant de les charger sur le dos.

-l'eau est miraculeuse en cet endroit, nous explique Tsoepel, notre Khyung, le Garuda du Tibet, est descendu du Dzong de Tsaparang pour venir distribuer généreusement son lait aux pèlerins de la kora. Je l'ai vu en rêve cette nuit, le lait coulait d'une longue blessure qu'il s'était faite en frôlant les pics du Cachemire.

Le brusque changement de température et de pression atmosphérique – environ 1000 mètres de dénivelé par rapport aux trois cols de la kora que nous avons passés hier - est sans doute la cause des milliards de micro-bulles d'air qui donnent à la rivière un aspect laiteux là où l'eau de la source la rejoint. Tsoepel préfère croire à l'impressionnant « homme-oiseau », le célèbre Garuda de la mythologie hindouiste, qui lui est apparu en rêve la veille. En survolant les sommets cachemiris, il tenait un serpent dans son bec crochu, son abdomen rebondi s'était ouvert, le sang coulait, puis l'oiseau géant a traversé une tempête de sable rouge au-dessus de Tsangpara, la capitale de l'ancien royaume de Gugé, pour venir répandre son précieux lait dans la rivière de la vallée de Barkha.

Cette eau miraculeuse réserve une nouvelle vie riche et heureuse aux marcheurs repentis. Notre guide remplit plusieurs bouteilles d'eau sacrée, une pour sa femme qui est souvent prise de violentes crampes intestinales, et d'autres pour des amis qui lui avaient passé commande. Plus loin, la vallée reprend ses largesses féminines et, dans la plaine herbeuse, Tsoepel nous indique les empreintes des dakinis qui sont venues danser ici durant la nuit.

Dans un cirque de rochers aux reflets verts, certains comme délavés au soleil, d'autres scintillants, de nombreuses cavités ont été creusées. Quand je me penche pour ramasser une petite pierre que je crois être une turquoise, Tsoepel m'arrête d'un geste net. Avec un énervement à peine dissimulé, il me dit :

-avant de prendre un caillou à la montagne, il faut lui demander la permission, il faut lui expliquer à quoi il va servir. Sinon, tu le laisses là. Les cavités que tu vois dans la falaise ont été creusées par des pèlerins qui offrent ces pierres aux monastères et aux bouddhas.

Prise de court et un peu honteuse, je lui réponds:

-d'accord, je vais faire une prière à la montagne, car je voudrais l'emmener, c'est un beau cadeau pour une amie, et il y a tellement de pierres de cette sorte ici.

Le vert à la fois limpide et fané des turquoises, mouchetées de minuscules taches noires, m'avait soudainement transportée dans le salon lumineux de Rose ; de sa terrasse, on voit les longues algues de la Meuse flotter sous des clapotis tranquilles. J'adresse un clin d’œil aux dakinis de la vallée et j'empoche le petit trésor, tandis que Tsoepel poursuit sa litanie contre les Chinois qui « volent leurs minerais, leurs terres, leurs pierres précieuses, et pourquoi pas, leurs femmes ? »

Au loin se profilent les pentes douces du Naimona'nyé. Ses deux sommets aussi imprenables que le diamant du Kailash veillent chacun sur leur lac sacré. Ce sont les deux dakinis du Naimona'nyé ; côte à côte, elles dorment d'un sommeil bleuté. L'une est venue de Kashgar pour surveiller le LhanagTso, un lac malicieux, parfois maléfique, toujours nocturne et jaloux de son puissant voisin, l'étincelant Mapham Yumtso, le lac Manasarovar qui, lui, est protégé par la dakini favorite de Padmasambhava.

 

Dans la poussière de la plaine de Barkha, nos pas font bondir des centaines de pikas dont les oreilles arrondies donnent à ces minis rongeurs des montagnes un air de peluche au sourire câlin. De l'autre côté de la rivière, les yacks femelles rentrent chez elles pour se faire traire, ... d'autres histoires se taisent sous la lune qui monte, des histoires de mamelles, de terre, de lait et de dakinis. Précédés des couleurs vives des manteaux poussiéreux de deux jeunes couples du Ngari, nous arrivons en vue de Darchen.