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André Lacroix

Licencié en philosophie et lettres (philologie classique) de l’UCL, enseignant  (latin, grec, français, histoire) aujourd’hui retraité, cofondateur du SEL (Syndicat de l’Enseignement Libre), secteur du SETCa-FGTB

Traducteur de l'anglais en français de :

« The struggle for modern Tibet, the autobiography of Tashi Tsering », GoldsteinM., Siebenschuh W., Tashi Tsering, éd. « An East Gate Book », 1997, traduit sous le titre de « Mon combat pour un Tibet moderne », éd Golias, 2010

Auteur de  : « Dharamsalades. Les masques tombent” (Petit guide alternatif du Tibet), 54 pages, éditions Amalthée, 2019

 

 

Intérêt pour le Tibet et sens critique

par André Lacroix, août 2015

Mon intérêt pour le Tibet est relativement récent.  Grâce à ma fille Fabienne, qui a vécu plusieurs années en Chine et qui est devenue sinologue, j’ai eu l’occasion, avec ma femme, de faire plusieurs voyages dans cet immense pays.   En 1999, notamment, nous avons parcouru, en empruntant les transports locaux, toute la frange du Gansu jusqu’au Yunnan en passant par le Sichuan, ces magnifiques régions du Haut Plateau qui bordent la Région autonome du Tibet, où habite une importante minorité tibétaine.  À l’époque, je croyais, comme beaucoup d’Occidentaux, à la fable du « génocide culturel ».  D’où ma surprise de constater l’abondance et  parfois l’opulence des monastères, l’omniprésence des moines et la vivacité des manifestations populaires, tantôt profanes, tantôt religieuses.  

À mon retour, je me suis mis à lire des ouvrages sérieux sur l’histoire du Tibet et j’ai peu à peu pris conscience que le bouddhisme, et le bouddhisme tibétain en particulier, n’était pas seulement une philosophie de la sérénité et de la compassion, mais qu’il était aussi une religion qui, comme toutes les religions, pouvait terrifier les gens simples et viser à se propager, fût-ce par la guerre sainte.  Au cours de mes lectures, je me suis aussi rendu compte que l’image d’Épinal que j’avais du dalaï-lama ne correspondait pas nécessairement à la réalité.

Nouvelle étape dans ma prise de conscience : les manifestations violemment antichinoises qui se sont déroulées au printemps 2008 à Paris à l’occasion du passage de la flamme olympique ainsi que les actes d’allégeance au dalaï-lama qui se sont multipliés chez la plupart des responsables politiques français, de la gauche à la droite en passant par écolo.  J’ai été choqué par cet  hommage quasi unanime rendu au digne représentant d’une théocratie par des représentants d’un État laïque.

À la fin 2008, le regretté Jean-Paul Desimpelaere m’a prêté son exemplaire de The Struggle for Modern Tibet. The Autobiography of Tashi Tsering.  J’ai trouvé ce livre tellement captivant et instructif que je me suis mis à le traduire en français.  Pour trouver un éditeur, ça a été un véritable parcours du combattant, tant l’intelligentsia française est influencée par la pensée unique « Free Tibet ».  Finalement  ma traduction a quand même pu paraître en 2010 aux éditions Golias grâce à la largeur de vues de son directeur, mon vieil ami Christian Terras.

À l’été 2009, mon manuscrit était terminé.  C’est alors que j’ai appris que Tashi Tsering était toujours en vie et habitait à Lhassa.  Ayant décidé d’aller le saluer, j’avais un peu peur d’être déçu par l’homme en chair et en os, tant je m’étais pris d’amitié pour le personnage quasi romanesque tel qu’il apparaissait dans ses mémoires.  Mais je n’ai vraiment pas été déçu.   Au contraire, j’ai rencontré une personnalité hors du commun, doté d’une puissante intelligence, d’un optimisme capable de déplacer les montagnes, même les plus hautes du monde, et d’un sens tout tibétain de l’hospitalité.  Mais ce qui m’a surtout impressionné, c’est sa grandeur morale et son absence de ressentiment tant pour les humiliations infligées par l’Ancien Régime féodal que pour les mauvais traitements subis pendant la Révolution culturelle.

En décembre 2012, nous l’avons revu, ma femme et moi.  Il avait un peu vieilli, mais gardait intacte sa volonté d’assurer un enseignement démocratique à toute la jeunesse tibétaine, filles et garçons.   Il a tenu, entre autres, à nous faire visiter l’école professionnelle d’Emagang (à une cinquantaine de kilomètres de Shigatse) qu’il avait fondée dix ans plus tôt.  Nous gardons un souvenir inoubliable de l’enthousiasme du corps professoral  (32 enseignants, dont 8 femmes tibétaines et 3 collègues chinois han) au service de 230 jeunes de la région ; outre les cours pratiques (couture, peinture, cuisine, horticulture, élevage, mécanique), ils apprennent le tibétain écrit et les bases du chinois.  Une fois sortis de l’école, ils trouvent sans peine un emploi et se révèlent d’excellents multiplicateurs de développement.

Nous avions projeté d’aller revoir Tashi Tsering au printemps 2015.  Hélas, il est mort le 5 décembre 2014.  Mais nous savons que son œuvre se poursuivra, grâce notamment à une ONG qu’il a fondée (et qui a été reconnue officiellement en 2011) : elle occupe huit jeunes gens, garçons et filles, qui travaillent à promouvoir la culture tibétaine par le biais de l’enseignement.   Leur devise « 1+1>2 » exprime bien leur sens de l’engagement solidaire.

Je me souviens d’avoir dit à Tashi Tsering : « C’est vous qui auriez mérité de recevoir le Nobel de la Paix ! »  Il est parti d’un immense éclat de rire et m’a répondu : « Ce qui est important, c’est ce que j’ai fait. »  En généralisant son propos, je pense que les millions de Tibétains du Tibet qui sont à la fois les acteurs et les bénéficiaires de la modernisation de leur pays au sein de la RPC mériteraient d’être pris en considération, bien davantage que les quelques dizaines de milliers d’exilés entretenant de l’extérieur des fantasmes revanchards.  Je pense aussi que les travaux de grands chercheurs, comme Goldstein, Grunfeld, Sautman, etc., mériteraient d’être largement diffusés, plutôt que ces publications à la gloire du dalaï-lama qui prolifèrent un peu partout, sur le net et dans les librairies, et qui se caractérisent trop souvent par un manque évident de sens critique et de rigueur intellectuelle.

Modestement, avec d’autres,  sans œillère  ni langue de bois, j’aimerais continuer à permette au plus grand nombre possible de lecteurs francophones d’avoir de la réalité tibétaine  une approche nuancée, fondée sur l’analyse rigoureuse des faits et qui ne fasse pas l’impasse sur les enjeux géostratégiques.

André Lacroix en discussion avec Tashi Tsering (photo prise à Lhassa, en août 2009, par Thérèse De Ruyt)
André Lacroix en discussion avec Tashi Tsering (photo prise à Lhassa, en août 2009, par Thérèse De Ruyt)